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pérament rendait si faciles les hasards auxquels je confiais son existence que je lui en étais reconnaissant, et me prenais à l’aimer comme s’il m’eût appartenu.

Au milieu de mes perplexités et voyant qu’au bout d’un bon quart d’heure personne ne venait m’ouvrir, j’eus l’idée de faire le tour des bâtimens pour tenter quelque autre entrée, et, reprenant l’enfant dans mes bras, je longeai les murs jusqu’à ce que j’eusse rencontré une porte basse qui se trouva ouverte à demi. Je la poussai et pénétrai dans une ancienne poterne où donnaient les portes des étables. J’entrai dans celle des vaches, et voyant au fond une crèche vide avec un tas d’herbes sèches à côté, j’y fis vite un lit provisoire pour Gaston, je l’enveloppai de mon pardessus, et de mes foulards, et, désormais tranquille sur son compte, je me disposai à frapper plus près de l’oreille des fermiers, c’est-à-dire à la porte même du pavillon qu’ils habitaient.

Mais il fallait braver deux grands chiens de montagne, et ils me firent un si mauvais accueil que je rentrai vite dans l’étable en leur fermant la porte au nez. J’étais las, je me jetai sur la litière fraîche et je dormis environ deux heures, avec la préoccupation de ne pas être aperçu et pris à première vue pour un voleur. Le jour ne paraissait pas encore, j’essayai inutilement de me rendormir. Je n’étais pas dans une situation à avoir l’esprit bien tranquille, quoique ma conscience ne me reprochât rien, lorsque je pouvais lui donner de bonnes raisons. Dans le sommeil, n’étant plus aux prises qu’avec mon imagination, elle condamnait ma conduite sous forme de rêves extravagans et pénibles. Je me sentais plutôt surexcité que fatigué, et je me mis à repasser dans mon esprit le rôle que j’allais jouer et le thème que je m’étais préparé.

J’étais encore incertain sur un point essentiel. Devais-je me faire reconnaître pour l’homme attaché au comte de Flamarande, ou, déguisé d’accent et de visage, apparaître comme un étranger ? Dans le cas où Gaston ne serait jamais accepté par le comte, c’était trahir une partie de son secret que de me donner pour le père d’un enfant né dans sa maison, pour ainsi dire, et en admettant qu’il dût pardonner, mieux valait laisser croire qu’il s’intéressait jusqu’à un certain point au fils de son fidèle serviteur.

Tout à coup une idée malheureuse, mais que je crus la meilleure, par la raison qu’elle était autre, traversa mes irrésolutions. Le hasard m’amenait à une situation imprévue, ne devais-je pas en profiter ? Je me trouvais là à l’insu de tous ; je pouvais, sans danger pour l’enfant, le laisser trouver par les Michelin, qui viendraient certainement au point du jour aux étables. Il faisait encore nuit ; comme j’étais arrivé et entré sans rencontrer personne, je pouvais