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Ségur n’est pas disposé à confondre les deux victoires en une seule, comme le fit d’abord l’empereur par un sentiment politique bien peu digne de lui et au détriment de son lieutenant. La moins importante, quoique la plus illustre, c’est celle que Napoléon avait gagnée sur les 40,000 hommes du prince Hohenlohe ; la plus décisive assurément, c’est celle où Davout écrasa l’armée principale, l’armée d’élite, commandée par le roi en personne, assisté des princes de sa famille et de ses meilleurs généraux. Napoléon avait donc commis une injustice grave à l’égard de Davout en ne signalant dans ses proclamations que la bataille d’Iéna, dont le combat d’Auerstaedt semblait être un épisode. Nous verrons plus tard quels furent ses remords à ce sujet ; réservons ce détail pour l’étude où nous aurons à montrer Ségur jugeant Napoléon. Il suffit aujourd’hui de citer ce mot du loyal témoin notant les secrètes impressions du maître : « depuis le 15 octobre, son équité souffrait. »

En ce qui concerne le rôle personnel de Ségur, il y aurait encore bien des détails curieux, bien des anecdotes piquantes à relever dans cette partie des Mémoires. A Berlin, à Potsdam, il a vu et entendu des choses dont il a eu raison de consigner le souvenir. Le lecteur saura bien les trouver. Pour nous, qui cherchons à reproduire les jours héroïques du soldat, nous devons le suivre au pas de course. Le voici en Pologne, à Varsovie, où il commande le quartier impérial, à l’attaque nocturne de l’Ukra, où il fait vaillamment son devoir. C’est là que se place un bien touchant épisode. Pendant cette attaque de l’Ukra, le 23 décembre 1806, Ségur avait eu son cheval blessé sous lui ; le sang coulait de la blessure, et, comme la pauvre bête ne pouvait plus se soutenir, il avait été forcé de l’abandonner. Il prit son équipement et l’emporta sur ses épaules. A trois cents pas de là, il rencontre la première de nos grand’gardes, s’arrête, se repose au coin de son feu, assez chagrin d’avoir perdu sa monture, quand un son plaintif et un choc inattendu lui font tourner la tête. C’était le cheval abandonné qui s’était traîné de loin sur les pas de son maître ; malgré la distance, malgré l’obscurité, il l’avait reconnu et il venait de poser sa tête sur son épaule avec un gémissement plaintif. « À cette dernière preuve d’attachement, dit Ségur, mes yeux se mouillèrent de larmes. » Il se lève, il le caresse, il lui fait ses adieux, car le noble animal, épuisé par ce suprême effort, tombe, se débat un instant et meurt. Il mourut du moins comme il convenait, sous les yeux, sous les caresses de son maître, et entouré de soldats aussi émus que le maître lui-même. Mystérieuses affinités ! du cheval de guerre à l’homme de guerre, il se forme une amitié secrète, et plus ce sentiment est obscur, plus l’expression en est touchante ; on croit voir