Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gratus eram tibi, un petit chef-d’œuvre en vingt-quatre vers, dont Scaliger racontait qu’il aimerait mieux l’avoir composé que de posséder la couronne d’Aragon ? Ponsard imagine un beau jour de la traduire à la scène ; c’était son droit, qu’en a-t-il fait ? Une incolore paraphrase. « Quand on viole l’histoire, il faut lui faire un enfant, » s’écriait brutalement le vieux Dumas. Les chefs-d’œuvre du génie humain nous appartiennent et forment un fonds commun où nous pouvons puiser à notre gré, libre à chacun de s’en inspirer, de les transformer, à la condition qu’il apportera une idée. Meyerbeer avait entrepris de mettre en opéra Tartuffe, et nous connaissons de cette œuvre un morceau, — la scène du IVe acte entre Elmire, Tartuffe et Orgon, d’abord caché sous la table, — qui prouverait que, si l’auteur des Huguenots allait ainsi familièrement s’asseoir à la table de Molière, c’est qu’il avait en lui de quoi payer son écot ; mais toucher à l’un des plus rares bijoux de la poésie antique pour en faire bourgeoisement un lever de rideau, presqu’un vaudeville, quelle triste profanation !

Ce n’est pas un Alfred de Musset qui jamais eût donné dans un tel piège. Cette ode pourtant le tentait, l’attirait. Novalis veut que sous l’eau diamantine des pierres précieuses d’un écrin se dérobent d’invisibles démons guettant de là le cœur des femmes : certains vers, certaines mélodies, ont pour les âmes poétiques des fascinations de ce genre ; il ne vous suffit pas de les retourner au soleil, d’en admirer les facettes et le miroitement, vous en voudriez l’emplette et la possession. Il semble que, si vous y mettiez du vôtre, vous en jouiriez mieux, et vous voilà glissant sur la pente. Nombre de traductions exquises, faites par de vrais poètes, n’ont pas eu d’autre origine. Ne vous y fiez point trop cependant, et pensez à des imitations bien plutôt qu’à d’exactes versions serrant de près le texte. Je me représente Alfred de Musset venant de relire l’ode à Lydie ; tout à son ravissement, il ferme le livre, et de mémoire écrit ces vers, nés de sa rêverie et dictés par sa propre muse :


      Lorsque je t’avais pour amie,
   Quand nul garçon plus robuste que moi
N’enlaçait de ses bras ton épaule arrondie,
      Auprès de toi, blanche Lydie,
J’ai vécu plus joyeux et plus heureux qu’un roi.


Et cela pour dire ce que le texte exprime en quelques mots : « Tant que je sus te plaire et que nul amant préféré ne tint dans ses bras tes blanches épaules, je vivais plus heureux que le roi des Perses. » C’est trop et c’est aussi trop peu, car ce roi mis à la rime, ce roi tout court, abstrait, ne rend pas toute l’expression : le roi des