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Smith, celui-là même qui prétendait plaisamment ne jamais lire les ouvrages dont il avait à rendre compte afin d’échapper à tout parti-pris, Sidney Smith dérogeait à son habitude et se déclarait vaincu. « J’ai résisté à M. Dickens aussi longtemps que je l’ai pu, mais il m’a conquis. » Cet intérêt universel était justifié : Nicholas Nickleby, qui marque dans la manière de Dickens un sensible progrès, indique que l’horizon de l’écrivain s’est agrandi. Ce ne sont plus seulement des scènes détachées comme dans Pickwick, ou des peintures du monde des voleurs comme dans Oliver Twist; c’est avec la même verve, avec le même bonheur d’observation, un plus grand emploi de la gaîté, de l’imagination et de l’art d’écrire. Ce n’est plus seulement pour amuser que Dickens prend la plume, c’est pour attaquer des abus ou pour défendre une cause. Le romancier, devenu moraliste, se fait une arme du roman. Désormais tous les opprimés trouveront en lui un défenseur; désormais, s’il touche aux plaies saignantes, ce sera pour tenter de les guérir, et s’il plaide de nobles procès, il en gagnera plus d’un. On lui a reproché ce rôle d’avocat. On s’est étonné de ces indignations que le grand art, dit-on, ne connaît pas, parce qu’il considère toutes les passions comme des forces, tous les vices comme des productions naturelles, et parce qu’il a non pas à prendre parti, mais à constater. Dickens était trop ignorant pour s’élever à la hauteur de ce point de vue scientifique, et trop vivant pour ce rôle de professeur d’anatomie. Il aimait la lutte et la vie, voyait partout des justes à soutenir, des méchans à bafouer de sa puissante ironie, et, s’inquiétant peu de manquer aux lois de l’esthétique nouvelle, mettait son génie au service de la morale et ne dédaignait pas de tourner le roman à l’utilité pratique. Il en fut récompensé par l’admiration d’innombrables lecteurs qui jugèrent que l’auteur de Nicholas Nickleby n’avait rien perdu de sa verve merveilleuse à se faire le champion des pauvres, des innocens et des malheureux, et à leur ouvrir tout un monde de compassion et de tendresse.

On sait l’origine du roman. Les maisons d’éducation à bas prix du Yorkshire avaient une réputation de désordre et de cruauté qu’avait encore augmentée en 1836 l’intervention de la justice. Dickens, qui depuis longtemps avait à cœur de stigmatiser ces odieux abus, se rendit dans le Yorkshire, et, sous prétexte de chercher une école pour le fils d’une veuve imaginaire, parcourut le pays en se renseignant. Un soir d’hiver, dans une ville dont le nom est passé sous silence, il eut l’entretien suivant avec un brave homme à large face et d’humeur joviale, auquel on l’avait adressé. « Connaissez-vous ici, lui demandai-je, quelque grande école? — Oui, répondit le personnage; il y en a une assez grosse. — Est-elle bonne? — Hé,