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Dickens n’a pas cru qu’il dut se contenter d’amuser ses lecteurs ; il a pensé qu’avec des facultés aussi rares que les siennes il était tenu à quelque chose de plus encore, et que ce don d’émouvoir qui lui avait été largement départi entraînait avec soi une sorte de responsabilité. Aussi ne peut-on dans son œuvre séparer le romancier du moraliste, et n’est-ce pas un des moindres caractères de son talent que l’aisance merveilleuse avec laquelle il mêle une thèse politique, sociale ou morale aux inventions de la gaîté la plus folle. A cet égard, son tact est extrême, il s’arrête toujours à temps, et cette avocat qui, sans en avoir l’air, a soutenu tant de causes, n’a que bien rarement versé dans le plaidoyer. Devoirs de la société envers le pauvre, protection de la femme et de l’enfant, relations des patrons avec les ouvriers, abus des workhouses, longueurs des procès, friponneries légales des compagnies industrielles, scandale des sinécures, inutilités des grandes administrations politiques, fausse philanthropie, il a touché à tout, laissé partout la marque de sa satire pénétrante et le témoignage de la pitié la plus intelligente et la plus humaine. « Toute la tribu des égoïstes et des lâches, lui avait une fois écrit Jeffrey, vous haïra dans l’âme et vous accusera d’une coupable exagération; mais ne vous en inquiétez pas. Les braves et les bons sont avec vous, et la vérité aussi. » Dickens en effet inquiétait pas: comme le poète, il croyait que la seule noblesse, c’est d’être bon, et il s’en remettait avec un légitime orgueil au jugement de son pays, confiant dans le bien que ses ouvrages avaient pu faire.

La postérité lui sera-t-elle douce, et son œuvre durera-t-elle? Tant de jugemens sont cassés chaque jour que l’on croyait définitifs, tant de réputations disparaissent que l’on croyait fondées sur le roc, et les fluctuations du goût sont si nombreuses, qu’il est plus sûr de ne pas se livrer en pareille matière à de téméraires prédictions. Une chose pourtant doit rassurer les amis de Dickens, c’est que la popularité de son nom ne repose pas sur le caprice et sur l’engouement d’une classe particulière de lecteurs. Ce ne sont pas seulement les esprits fins et lettrés qu’il a charmés pendant un quart de siècle, c’est tout un peuple qu’il a eu pour admirateur. Il y a là une raison de gloire durable. Savoir plaire à la fois aux délicats et à la foule, c’est le secret des maîtres, et la façon dont Dickens a pénétré dans l’esprit et dans le langage même de ses contemporains prouve que ce secret-là ne lui a pas été inconnu. Si jamais l’auteur de David Copperfield venait à ne plus avoir de prise sur les âmes de ses compatriotes, c’est que l’Angleterre elle-même serait bien changée.


LEON BOUCHER.