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de portes, pour la plus grande commodité du vent. Point de fenêtre; l’obscurité d’une cave que troueraient çà et là quelques filets de lumière venus des soupiraux. Une cheminée pour le plaisir des yeux, qui cracherait immédiatement la fumée au nez du voyageur assez téméraire pour tenter d’y allumer du feu. Un plafond fait de solives entrelacées de branches ou de roseaux; pour plancher, le sol battu, recouvert, en un coin de la chambre, d’une natte ou d’un reste de tapis. Rien qui de près ou de loin ressemble à un meuble quelconque; ni table, ni assiette par conséquent. A quoi bon d’ailleurs? Tous les indigènes vous prouveront que le pain persan remplace avec avantage un service complet. Ils n’ont pas tort. Mince comme une feuille de papier, souple comme une peau de gant, on peut le plier en quatre, le mettre dans sa poche comme un mouchoir, s’en servir à la façon d’un journal pour envelopper ses provisions, l’étendre sur ses genoux en guise de serviette, en faire à son gré une assiette ou une table. Grâce à cette dernière propriété, il n’y a pas de Persan qui ne réalise trois fois par jour la prophétie faite jadis à Énée par les Harpies et qui ne finisse, comme les Troyens, par manger sa table au dessert.

3 avril. — Le paysage n’a pas changé, la forêt est plus belle encore que la veille. Il est difficile de rêver une nature plus généreuse, plus désordonnée dans ses productions. Quoique coupée par de nombreux torrens, qui souvent font mine de se changer en rivières, la route continue à être très passable et n’offrirait pas d’obstacles sérieux à une voiture légère. Parallèlement à nous court le fil télégraphique qui relie d’une façon plus qu’intermittente, paraît-il, Recht à Téhéran. Fixé ici au tronc d’un arbre, là à une simple branche, il va s’accrocher un peu plus loin à un poteau qui cherche vainement son centre de gravité dans une sorte de panier rempli de terre et de cailloux. Comment s’étonner que dans des conditions pareilles l’électricité indigène rivalise de lenteur avec les piétons?

Nous croisons en chemin plusieurs caravanes. Quelques-unes comptent jusqu’à 60 ou 80 mulets, défilant un à un sur une longue ligne et offrant à l’œil une suite interminable de caisses et de ballots de toute grandeur. Chacun d’eux porte au cou deux ou trois grosses cloches et une quinzaine de clochettes. Qu’on juge du vacarme. A deux cents pas de distance, on croirait entendre un carillon de village sonnant à toute volée pour un mariage ou un baptême. En tête, le chef de la bande marche d’un pas relevé : plus vaillant, plus fort que ses compagnons, moins chargé souvent, il porte allègrement son fardeau et semble avoir conscience de sa supériorité. Les autres suivent tristement, courbés sous le faix, posant méthodiquement leurs pieds dans la trace de leurs devanciers, comme résignés à leur sort. Triste sort en effet que celui de ces