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l’industrie de ces peuples, sa collection d’insectes, ses manuscrits, le détail des travaux de huit cent vingt-cinq jours, sept mille observations barométriques, les mesures de toute sorte, les vocabulaires, tout cela avait disparu en quelques minutes. Peu de jours après arriva la triste nouvelle que l’avant-garde de l’expédition avait subi une défaite désastreuse, et que son chef, Abou-Gourou, était mort. Il fallut songer au retour. Avant de reprendre le chemin de l’Europe, M. Schweinfurth utilisa les six mois qu’il dut encore rester dans le bassin du Bahr-el-Gazal à pousser une pointe à l’ouest, dans le pays des Kredis.

C’est là qu’est la véritable source du commerce d’esclaves qui se fait par les routes du Kordofan. Jamais la traite n’avait été plus active que cet hiver-là. La croisière entreprise l’été précédent par sir Samuel Baker sur les eaux du Haut-Nil n’avait eu d’autre résultat que de déplacer les centres d’opération des traitans. Vers la fin du mois de janvier 1871, il y avait environ 2,700 ghellabas (marchands d’esclaves) dans le district des Bongos. Chacun de ces marchands ambulans est monté sur un âne qui, outre son cavalier, ne porte pas moins de dix pièces de cotonnade sans compter une foule de menus objets qui servent d’articles d’échange. Le baudet avec sa charge est troqué contre quatre ou cinq esclaves que le marchand ramène à pied. En dehors de ces détaillans, il y a les gros marchands qui arrivent escortés d’une force armée et d’une longue file de bœufs et d’ânes chargés de ballots ; ils ont leurs associés ou agens à poste fixe dans les zèribas, où ces agens résident presque toujours à titre de fakis, c’est-à-dire de prêtres. Le prix des esclaves varie beaucoup suivant l’âge et la nationalité des sujets.

Les Bongos, gens laborieux, dociles et d’un extérieur agréable, sont très appréciés; les Baboukres, dont rien ne peut étouffer l’esprit d’indépendance, sont au contraire peu estimés. Les nègres les plus recherchés sont les Noubas, qui viennent des terres hautes situées au sud du Kordofan, et les Krédis, qui habitent au sud du Darfour, et dont on enlève annuellement de 12,000 à 15,000 pour les vendre en Égypte. Pour que l’esclavage disparaisse, il faut d’abord, dit M. Schweinfurth, que l’Orient se transforme, qu’il renaisse; sous le régime de l’islam, ce serait une illusion vaine d’espérer un changement sérieux à cet égard. La conséquence la plus triste de cette chasse à l’homme, c’est la dépopulation. M. Schweinfurth a vu des cantons entiers changés en déserts par l’enlèvement de toutes les filles du pays : les jolies nadifs sont payées plus cher que les garçons. Les Arabes et les Turcs prétendent qu’ils ne saignent que des tribus sans valeur; mais ces nègres, dès qu’ils travaillent, valent encore mieux que leurs maîtres, parasites oisifs au banquet de la vie.

Le 21 juillet 1871, M. Schweinfurth était de retour à Khartoum, où Djafer-Pacha lui fit bon accueil; mais le lendemain on mit en prison