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coup d’espoir, car Roger était un peu enrhumé et elle était sortie sans lui, je la vis avec surprise prendre le chemin du bois de Boulogne. Il faisait très sombre et très humide, et ce n’était ni le jour ni l’heure pour se promener.

À cette époque-là, le bois n’était pas un parc royal à l’anglaise. Il n’y avait ni lacs, ni rochers, ni cascades, mais il y avait des arbres, des bruyères, des chemins où l’on entrait profondément dans le sable, des clairières mélancoliques, des endroits déserts en un mot, et, sachant que madame aimait ces endroits-là, je me disais qu’elle y mettrait pied à terre et que je pourrais l’entretenir en toute sécurité. Par malheur, je ne pouvais la suivre que d’assez loin, mon cocher avait un mauvais cheval ; je la perdis de vue après qu’elle eut dépassé la porte Maillot, dont j’étais loin encore. Si peu qu’il y eût d’équipages ce jour-là, les traces des roues s’entre-croisaient sur le sable, et je dus aller au hasard. Ce maudit sable rendit encore plus pénible l’allure de mon cheval. Je payai l’homme, et, sautant à terre, je m’en fus à travers bois, coupant les taillis pour aviser chaque allée, me fiant à mon étoile plus qu’à mon discernement.

XLII.

Je perdis ainsi deux heures. Une pluie fine tombait, et la nuit se faisait plus tôt que de coutume. Je m’étais égaré et me trouvais dans une véritable lande où je n’avais plus espoir de renconter personne et où je cherchais à m’orienter pour regagner la porte Maillot, lorsque, de derrière une touffe de jeunes pins, j’entendis sortir une voix qui me fit tressaillir, et qui, bien que voilée par la prudence, prononça distinctement ces mots : — Adieu ! oh ! que je vous aime, que je vous aime !

C’était la voix de la comtesse. Deux personnes sortirent du massif, la femme enveloppée et voilée disparut ; l’homme, très grand, d’une silhouette très élégante à laquelle je ne pouvais me méprendre, s’éloigna ; c’était M. de Salcède.

Je m’élançai sur ses traces sans trop me dissimuler. Il ne s’aperçut pourtant de ma poursuite qu’assez loin de là, et alors, me prenant sans doute pour un voleur, il arma un pistolet de poche. J’étais exaspéré ; j’aurais volontiers joué ma vie. Je continuai à le suivre, et, comme il entendait mes pas derrière les siens, il en parut ennuyé et s’arrêta court. Il aimait mieux être attaqué que surpris.

J’eus l’idée d’agir comme les voleurs et de lui demander l’heure, afin de le voir de près et d’entendre sa voix me dire avec menace de passer mon chemin. Il n’était pas homme à s’effrayer ; il me ré-