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FLAMARANDE.

qu’à celui où je fus repris par la destinée ; mais j’ai pensé qu’en abordant mon récit j’avais entrepris forcément une étude psychologique sur moi-même, et je me vois entraîné à la continuer pour que ma conduite ait un sens.

D’abord, en m’installant, à la grande joie de Roger, dans le pavillon de l’intendance à Ménouville, je crus que j’allais être très heureux. Je n’étais plus laquais, j’étais fonctionnaire. Je n’étais plus Charles, on m’appelait de mon nom de famille, j’étais M. Louvier. Je n’étais plus gouverné que par un maître absent qui me connaissait trop pour rien discuter. J’avais préféré un traitement fixe à tout ce qui eût pu ressembler à un tripotage dans les produits. Je m’efforçais d’augmenter le bien-être de la maison sans diminuer le rapport de la terre, et cela était très facile du moment que je ne spéculais pas pour mon compte et que j’étais impossible à duper. De ce côtélà, je n’ai pas lieu de regretter le rôle que j’ai joué dans la famille.

Après les premiers soins que je donnai à mon installation, ma tristesse revint. C’était une sorte d’ennui de toutes gens et de toutes choses. L’estime et l’amitié qu’on me témoignait ne me paraissaient pas sincères. J’étais injuste, car tout le monde, madame elle-même, madame surtout, me témoignait une confiance sans bornes pour tout ce qui concernait ma gestion, et les subalternes que je gouvernais s’applaudissaient de ma politesse et de mon équité.

Mais quoi ? j’étais mécontent de moi-même. Le passé, avec lequel je voulais rompre, me poursuivait comme un mauvais rêve. Je ne pouvais plus dormir ; j’avais trop veillé, trop couru, trop cherché dans la vie des autres. Je ne gouvernais plus la mienne. Je ne pouvais contraindre ma volonté à être froide et calme comme il convenait à mes nouvelles attributions. Je voyageais en songe, je traversais des montagnes, j’enlevais des enfans qu’on me reprenait ; je m’égarais dans des cavernes, j’y étais poursuivi ou j’y poursuivais les autres. J’avais des curiosités insensées, des terreurs effroyables. Je m’éveillais baigné de sueur ou glacé d’effroi. Je me désespérais, j’avais un sommeil de parricide, et pourtant je n’avais voulu faire de mal à personne !

Quelquefois je ne voulais pas admettre le témoignage de ma conscience. — Non, me disais-je, mes intentions ne sont pas sans reproche. Ce n’est pas dans le seul intérêt de Roger que j’ai caché l’autre enfant et que j’ai dérobé le secret de sa mère. J’ai été irrité contre elle, je me suis arrogé le droit de la juger, qui n’appartenait qu’au mari. — Et alors je sentais comme un poids écrasant sur ma poitrine ce mince fragment d’écriture que j’avais pris sur la poitrine de Salcède et que je portais comme lui dans un sachet : veille sur notre enfant !.. Je comprenais la puissance de ce talisman sur une âme dévouée. Que le rôle de Salcède eût été beau, si la