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femme calomniée eût pu lui écrire : veille sur mon enfant ! Voilà ce qu’elle eût pu me dire, à moi, et j’eusse donné ma vie entière à cette tâche sacrée, tout aussi bien que Salcède ; mais lui, où était le grand mérite de son dévoûment envers son fils ? Il ne faisait que son devoir en réparant le crime d’avoir trahi l’amitié et perverti l’innocence d’une jeune femme.

Mais pourquoi ne pouvais-je pas envisager froidement toutes ces choses et attendre paisiblement l’avenir avec l’arme que je possédais ? — Non, je ne pouvais pas ; je ne savais pas être tranquille, j’avais besoin de condamner ou d’absoudre. Tantôt je me demandais pourquoi je n’agissais pas tout de suite auprès de la comtesse pour qu’elle renonçât à des projets funestes à Roger ; tantôt je me demandais si j’aurais jamais le courage de briser la fierté d’une femme si hahile et le cœur d’une mère si passionnée. Si elle allait, en me voyant hostile, m’accuser d’avoir pour elle des sentimens indignes de ma raison et de ma dignité ? L’idée d’être humilié, ridiculisé par elle m’était insupportable, et, quand je me représentais la scène qui pouvait avoir lieu, je passais des heures d’insomnie à préparer les dénégations les plus blessantes sans en trouver de suffisantes pour me disculper. Et puis toute cette énergie tombait. Je me sentais faible et pris de vertiges. Je me représentais des larmes, comme autrefois à Sévines, et je me disais que je n’étais pas né pour ce métier de bourreau.

L’obsession de mes pensées devint si cruelle, que je résolus de ne plus penser du tout, et je fis la guerre à mes souvenirs comme un médecin poursuivant pied à pied la maladie. Je me mis au régime, au moral comme au physique. Je me cherchai, en dehors de mes occupations domestiques qui ne m’enlevaient pas assez à moi-même, une passion, une manie quelconque, pour me détourner de l’examen de la réalité. J’essayai plusieurs choses. Je m’adonnai à l’horticulture. J’eus les plus belles roses à vingt lieues à la ronde ; mais Roger me les cueillait pour les porter à sa mère, et je n’avais ni l’autorité pour l’en empêcher, ni le mérite de les offrir moi-même.

Je fis des essais de greffe et de taille pour les arbres fruitiers. On m’en fit de grands complimens ; mais j’aurais voulu une occupation qui me donnât des jouissances élevées. Je m’imaginai de rapprendre la musique, que j’avais un peu étudiée dans ma jeunesse. L’intendant qui m’avait précédé avait laissé chez moi un vieux piano qui avait servi à sa femme et qu’on n’avait pas jugé valoir la peine d’être emporté. Je me mis en tête de le réparer, et j’en vins à bout. Je recollai les touches, je remis des cordes neuves, je regarnis les marteaux, je l’accordai, et enfin je le fis parler. Alors je rappris tout seul à jouer des valses et des romances, et même à en composer qui me parurent admirables, mais qui ne valaient rien et man-