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payer ces courtiers mâles et femelles, ces lanceurs d’affaires, ces intermédiaires corrompus qu’on appelle des lobbyistes (coulissiers), calmer la conscience d’un homme politique plus moral que les autres? — ce sont les hommes d’une haute moralité qui coûtent cher, — et puis les dîners aux membres du congrès, les épingles à leurs femmes, sans parler des frais de cartes, de brochures, d’affiches, d’annonces dans les journaux, des dons à titre de compagnie respectable pour les œuvres de charité, en vue d’obtenir l’approbation et la réclame des prédicateurs, etc. Il est clair que la compagnie, loin d’être en fonds, se trouve grevée de dettes, il ne lui reste qu’à solliciter le vote d’une nouvelle appropriation, mais la récidive serait vraiment trop coûteuse; mieux vaut laisser la cité florissante de Napoléon s’évanouir dans les méphitiques vapeurs que continue d’exhaler la grenouillère, abandonnée désormais aux seules tortues de ses rives.

On conçoit que l’honnête Philippe Sterling se dégoûte peu à peu de la société avec laquelle les affaires l’ont mis en relations. Il ne doute pas qu’on doive faire fortune au Missouri, mais reconnaît que le seul moyen qui puisse lui convenir pour atteindre ce but sera de suivre sérieusement et régulièrement la voie où il s’est jeté d’abord à la légère, d’embrasser une carrière selon le vieil usage : celle d’ingénieur lui plaît, il s’y consacre tout entier, et quelques travaux remarquables l’élèvent dans l’estime des gens pratiques, mais, hélas! sans l’enrichir pour cela. N’importe, Ruth l’approuve. Cette persistante influence de jeune fille sur un homme livré loin d’elle à toutes les aventures les plus périlleuses éclaire d’un rayon de poésie le livre consacré à peindre tant de grossières et prosaïques réalités. Moins scrupuleux peut-être que son ami, plus susceptible d’entraînemens dans tous les cas, Harry Brierly continue de graviter autour du sénateur Dilworthy, dont le zèle en faveur des classes ignorantes et pauvres s’accentue de plus en plus depuis qu’il a Laure Hawkins pour satellite. Sa somptueuse demeure, où l’on fait en somme la meilleure chère du monde, ne s’ouvre qu’à ceux qui pratiquent l’abstinence en principe ; il patronne toutes les bonnes œuvres, assiste aux assemblées de couture des dames charitables et enseigne lui-même à l’école de son église (sunday-school), où il se plaît à raconter, en citant le propre exemple du sénateur Dilworthy, comment un pauvre petit garçon du far-west mérita, par la stricte observance du dimanche, d’arriver au comble des honneurs terrestres, ce qui inspire à la bande de gamins qui l’écoute l’ambition de se faire nommer, eux aussi, sénateurs un jour ou l’autre, coûte que coûte. S’il se sert de l’intelligence et des charmes physiques de Laure, comme l’oiseleur se sert d’un filet, une intention toute philanthropique est son excuse; personne n’ignore à Washington