Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 8.djvu/338

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que la belle miss Hawkins, ruinée en partie par la guerre, possède encore des terres immenses qu’elle veut sacrifier à la civilisation et à la prospérité de la race nègre. Il est digne du sénateur Dilworthy de seconder dans ses aspirations une âme aussi noble. De par son âme et sa figure, Laure est devenue d’emblée l’étoile de Washington. On n’a pas manqué de répandre que sa famille est des plus distinguées, et la présence de son frère auprès d’elle serait un porte-respect, en admettant qu’il soit besoin de rien expliquer, de rien justifier dans ce caravansérail de Washington, hanté par une population flottante que poussent les quatre vents du ciel.


III.

Ce qui étonne le plus en arrivant dans la capitale de la grande république, c’est moins encore l’extraordinaire variété des types, des modes et des habitudes que la prétention de chacun, depuis le chef de bureau jusqu’à la servante qui lave les marches des ministères, à représenter l’influence politique. L’influence politique est tout; il n’y a pas de services ni de talens qui puissent vous valoir un emploi, si quelque fonctionnaire ne vous patronne. La population consiste presque tout entière en salariés du gouvernement et en aubergistes qui les reçoivent. Il y a plus de pensions bourgeoises à Washington que dans aucun autre lieu du monde. Sauf le Capitole et les autres édifices publics, la ville se compose de méchantes petites maisons de brique où logent les membres du congrès. Mark Twain insinue malicieusement que cette qualité suffit pour que les propriétaires, méfians à juste titre, fassent payer la pension d’avance.

Trois aristocraties distinctes se partagent cette cité démocratique : les antiques, les parvenus et le milieu. L’aristocratie des antiques se compose de vieilles familles dont les ancêtres ont figuré dans tous les conseils et dans toutes les guerres depuis l’origine de la république; elle forme un cercle orgueilleux et choisi où il est difficile de pénétrer, et affecte d’ignorer l’existence des parvenus, qui de leur côté se moquent tout haut des antiques et les envient secrètement. Ce n’était pas assez pour l’Amérique d’avoir emprunté à notre hémisphère et transplanté dans un terrain où ils ont pris des proportions jusqu’alors inconnues ces produits vénéneux qu’on nomme concussions, simonie, subsides, agiotage, etc.; elle a victorieusement acclimaté en outre nos préjugés. Washington a son faubourg Saint-Germain et sa Chaussée d’Antin, ses grands seigneurs et ses financiers en rivalité ouverte. Ajoutons vite que la société la plus nombreuse et la plus forte est encore celle du milieu, composée des familles d’hommes irréprochables dans les branches