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FLAMARANDE.

moins léger que le mien, et jusqu’à présent j’ai passé les nuits près de lui. Je suis venu aujourd’hui chez moi pour répondre à votre chère lettre. Je retourne au donjon ensuite, et demain je coucherai enfin dans mon lit, car mes soins sont complètement inutiles, et je commence à sentir un peu de fatigue. Vous pouvez donc m’écrire maintenant au Refuge. Nous avons décidément un facteur rural qui connaît fort bien le chemin de ma demeure, et qui ne se plaint pas d’avoir cette petite course en plus dans sa journée.

« Je ne vous dirai rien de ma situation morale. La voir pendant trois jours et penser au temps éloigné peut-être où je la reverrai… Je n’y veux point penser ! J’ai juré de ne pas quitter son fils, je me l’étais juré à moi-même avant de m’engager envers elle, je resterai. Ma vie ne m’appartient plus, elle lui sera à jamais consacrée. Vous le savez, vous m’approuvez, vous me secondez. Ah ! ma chère Berthe, quel cœur vous avez et quelle amie vous êtes ! Sans vous, je serais mort idiot ou furieux, et maintenant qu’après ma longue agonie et mes tristes voyages je suis redevenu un vivant, c’est à vous que je dois d’être un vivant utile, une force réparatrice ! Jouissez donc de votre ouvrage. Je ne sais si je suis toujours malheureux, mais je sais que je ne suis plus ni faible ni désespéré. Ce n’est pas être malheureux d’ailleurs que de vivre avec une souffrance. Le bonheur ne consiste pas dans l’absence des maux, il est uniquement dans la grandeur ou dans la beauté de l’idée qui nous les fait supporter. Je ne suis point lâche, et si j’ai tant souffert, c’est que j’étais mécontent de moi-même. Depuis que je répare, je sens revenir ma fierté de vivre et cette sorte de joie qui consiste à atteindre un but digne de soi.

« Elle vous aura dit avec quel bonheur elle a pu embrasser son fils sauvé. Ce qu’elle ne vous aura pas dit, c’est l’héroïsme avec lequel, toute seule et par une saison encore rigoureuse chez nous, elle a traversé nos neiges et nos ravins pour venir soigner le cher malade. Je n’avais rien pu combiner pour lui rendre le voyage moins pénible ; je ne voulais pas quitter l’enfant, même pendant une heure. Ambroise ne savait pas plus que moi à quel moment précis elle arriverait. Il l’a attendue une nuit entière auprès de Montesparre, mais sans se montrer au village, où il est connu. Caché avec sa petite charrette dans un taillis, il a guetté et recueilli la pauvre voyageuse. Le malheureux mulet, le seul qu’il eût pu se procurer secrètement, était presque mort de faim et de froid. Il ne marchait pas ; elle a marché, elle, d’un pas rapide et résolu en prenant par des sentiers à travers les abîmes. Ambroise, l’ayant perdue de vue, a été fort inquiet ; enfin, lorsqu’il est arrivé, il l’a trouvée au chevet de l’enfant. Pauvre femme ! elle n’a pu se défendre de le couvrir de ses baisers et de ses larmes en l’appelant son fils, et lui, souriant