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adjoindre à leur état-major d’habiles directeurs de conscience, versés dans l’art subtil des distinctions, et dont les délibérations alterneront avec les conseils militaires. Nous doutons que cette casuistique, la théologie lui vînt-elle en aide, servît très efficacement les intérêts de l’humanité.

La réponse que le prince Gortchakof a faite en date du 5 février à la dépêche du comte Derby était accompagnée d’observations présentées avec art, et qui méritent d’être lues attentivement comme tout ce qui sort de la plume du chancelier de l’empire russe. Dans cet intéressant document, le prince Gortchakof s’exprime avec une modestie de bon goût sur les résultats obtenus par la conférence de Bruxelles; mais il remarque que peu faire est plus profitable que ne rien faire du tout, que plus le droit des gens manque de précision et de clarté, plus il importe de suppléer dans la mesure du possible à ces incertitudes, à ces lacunes, à ces contradictions, que, si imparfaites que soient les règles proposées, les gouvernemens qui les auront discutées et admises les interpréteront dans un esprit de douceur et d’équité, que d’ailleurs, si tout restait indéfini, si le plus faible persistait à s’attribuer des droits illimités, il autoriserait le plus fort à user de sa force sans ménagement et à ne prendre conseil que de ses propres convenances, qu’on tomberait ainsi dans la guerre sauvage, et qu’on n’aperçoit point ce que les petits auraient à y gagner. Hélas! que la conférence réussisse ou non à rédiger une convention définitive et à la faire accepter par les gouvernemens, la guerre ne sera toujours que trop sauvage. A la vérité, elle l’est moins que jadis; certaines horreurs, certaines atrocités, deviennent de plus en plus rares et sont réprouvées avec plus de sévérité qu’autrefois. C’est l’heureux résultat du progrès général de la civilisation; les peuples ont appris à se connaître, bien des préjugés se sont dissipés, les mœurs se sont adoucies, les idées et les procédés sont devenus plus humains. Quand les Turcs s’emparèrent de Famagouste en 1571 après un siège meurtrier dans lequel ils perdirent 50,000 hommes, ils firent écorcher vif le gouverneur de la place pour le punir de l’avoir trop bien et trop longtemps défendue contre eux. On n’écorche plus vifs les gouverneurs de place, les prisonniers de guerre sont mieux traités, et les pilleurs de villes et de villages sont obligés de se surveiller un peu, sous peine d’encourir la réprobation publique.

Toute la question est de savoir s’il n’est pas des cas où la meilleure des législations est de n’en point avoir, et si l’opinion et certains sentimens généralement répandus ne sont pas pendant la guerre une sauvegarde plus sûre pour les idées d’humanité que des lois incomplètes ou douteuses, lesquelles au surplus sont dépourvues de toute sanction, puisque les neutres ne s’engagent pas à les faire respecter des belligérans. Les lois ont cet inconvénient qu’elles légitiment tout ce qu’elles