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à son gré, auquel l’enseignement n’impose pas telle étude rebutante, pour qui la philosophie doit être « la science des hommes libres, » comme M. de Rémusat la définit lui-même après Platon, qui peut l’attirer vers ces ténèbres, vers ces subtilités, que quelques-uns appelleront volontiers des inutilités? Les plus grands maîtres, M. Cousin le premier, ont souvent regardé de haut ces réalités peu attrayantes dont se compose toute science étudiée dans le détail, et, planant dans ces hauteurs, ils ont laissé aux philosophes vulgaires ces pédanteries nécessaires. M. de Rémusat n’a jamais eu de ces dédains de grand seigneur, et l’on peut dire qu’en philosophie c’est toujours le côté le plus abstrus et le plus difficile qui l’a attiré. Le biographe éloquent et passionné d’Abélard, son rival auprès d’Héloïse, consacrait un long ouvrage à la dialectique scolastique et à la fastidieuse controverse des nominalistes et des réalistes. Biographe de saint Anselme, il discutait subtilement l’argument ontologique de l’existence de Dieu, argument qui peut être appelé crux philosophorum. Il publiait une longue étude sur Kant, où, bien loin de se borner aux grandes lignes du sujet, il entrait dans le labyrinthe lui-même, et, poussant plus loin que M. Cousin l’analyse et l’interprétation des difficultés, il essayait de suivre dans tous ses détours cette pensée si artificielle et si compliquée. Il étudiait la logique de M. Hamilton, l’une des œuvres les plus curieuses, mais les plus arides de la philosophie contemporaine. En un mot, cet esprit si libre, si aimable, si fait pour plaire, se condamnait au régime le plus dur et le plus desséchant; ainsi une âme tendre et pieuse s’impose pour l’amour de Dieu les plus affreuses pénitences.

Nous ne voudrions pas dire que dans ces sévères études le savant auteur ait toujours apporté toute l’aisance, toute la liberté qu’on eût attendue de sa plume vive et de son esprit lumineux; s’il nous est permis de mêler quelque critique à la haute estime qu’il nous inspire, nous trouvons qu’il n’a pas toujours dominé les matières arides où les scrupules de sa conscience philosophique et les attraits de la difficulté l’engageaient et l’entraînaient. N’est pas technique qui veut. Nous trouvons donc, pour dire toute la vérité, que, dans ces discussions subtiles et spéciales, M. de Rémusat manque quelquefois de lucidité, et que sa pensée ne se dégage pas d’une manière naturelle; cependant, même lorsque son exposition nous paraît un peu laborieuse et enveloppée, il y a toujours quelque chose à penser : il est lui, et non tout autre, et comment ne pas lui savoir gré même de ce labeur qu’on n’eût pas exigé de lui, et qu’il s’est imposé, voulant prouver à quel point il aimait la philosophie pour elle-même, et non-seulement pour ses agrémens et pour ses beautés ?

Il n’avait point à redouter du reste des périls de ce genre dans