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Que réplique à cela Chicago ? Que c’est le recensement de Saint-Louis qui est faux, et que l’auteur du City directory y a fait enregistrer jusqu’aux noms inscrits dans les cimetières. La prospérité sans exemple de Chicago n’est-elle pas la meilleure preuve de son chiffre de population ? Saint-Louis compte plus d’un siècle, Chicago n’existe que depuis 1830 ; avec combien plus de rapidité ne s’est-elle pas développée !

« Officiellement j’ai plus d’habitans que vous, repart Saint-Louis, consultez le recensement officiel de 1870, je dépasse de beaucoup le chiffre de 300,000 âmes, et vous, vous ne l’atteignez point. Vous n’ouvrez la porte qu’à des aventuriers et des faillis ; votre prospérité n’est qu’apparente, vous passerez comme un météore, vous n’aurez jeté qu’un feu de paille. Je suis allée plus lentement que vous, mais plus sûrement ; mes maisons sont de pierre et faites pour durer, les vôtres sont presque toutes de bois. Si mes hôtels sont moins somptueux, j’y enregistre autant de voyageurs. Ma population croît plus vite que la vôtre. Je suis comme Babylone et Ninive, comme Thèbes et Memphis dans l’antiquité, comme Londres, comme Pékin aujourd’hui, une grande ville sur un grand fleuve. J’égalerai ces reines des temps anciens, ces reines des temps modernes. Ce n’est pas New-York sur la mer qui sera un jour la grande métropole de l’Union, c’est moi. Je suis à plusieurs centaines de milles des embouchures du Mississipi. Eh bien ! Ninive et Babylone n’étaient-elles pas à une aussi grande distance des embouchures du Tigre et de l’Euphrate ? Vous me jugerez quand les bouches du Mississipi demain seront complètement ouvertes. Ce jour-là, mon commerce, s’il n’est pas aujourd’hui aussi important que le vôtre, dépassera alors celui-ci de beaucoup. Vous, sur vos lacs fermés, vous ne serez jamais aussi favorisée que moi. » A quoi Chicago répond qu’elle est sur la plus grande artère commerciale du globe qui mène directement de New-York au chemin de fer du Pacifique, et de là à Yokohama et Shanghaï, et qu’elle sera demain le plus grand entrepôt de l’univers. Sur ce, elle prend une carte, y trace entre Londres, New-York, Yokohama, Pékin, Saint-Pétersbourg, Berlin, une courbe imaginaire qui passe à Chicago, et se proclame « le centre du monde. » Pour un rien, elle s’en dirait l’ombilic, comme cette antique ville religieuse du Thibet qui gît dans l’Himalaya.

Chacune des deux rivales s’escrime ainsi à donner à l’envi les raisons de sa prééminence future, à les inscrire dans les livres, les pamphlets et les journaux, et à convier en dernier ressort le public à se porter juge dans ce tournoi. Les gros mots, les démentis de plus d’une sorte n’y manquent point, on vient de le voir, et cette vivacité témoigne à la fois de la jeunesse et de l’ardeur des deux