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personne, il posa ses lèvres sur la main dégantée qu’elle appuyait sur le bord de la portière. Roger était sur le siége, voulant voir le paysage. Il ne vit Espérance qu’en sautant à terre, car nous avions à remonter au pas une côte égale à celle que nous avions descendue, et il préférait marcher. Il fit une exclamation de joie, prit le bras de son frère et passa en avant avec lui, comme pour lui parler sans être entendu des autres.

Le courage m’était revenu. Je me disais que tout allait bien et qu’il ne fallait pas échouer au port. Je doublai le pas pour les rejoindre, et pour prétexte à donner à mon intervention je demandai à Roger s’il avait sur lui les clés de ses malles. — Ma foi non, répondit-il. Depuis quand suis-je chargé de penser à quelque chose ? Si tu les as perdues, tu en seras quitte pour faire sauter les serrures.

J’avais les clés dans ma poche. Je feignis de les chercher et d’en être préoccupé. J’étais près d’eux. Ils ne pouvaient rien dire sans être entendus de moi.

— Ainsi, disait Roger, tu épouses ta belle Charlotte, c’est décidé ? mais quel âge as-tu donc pour te marier ?

— Vingt-trois ans, répondit Gaston sans hésiter.

— Vingt-trois ans ? répéta Roger d’un air étonné. Tu en es sûr ?

— Mais oui.

— Tu as tiré à la conscription ?

— Sans doute.

— Et tu as vu ton acte de naissance ?

— Ça n’était pas nécessaire.

— Enfin l’as-tu vu une ibis dans ta vie ?

— Je n’en ai pas encore eu besoin.

— Tu connais tes parens ?

— Ils sont morts.

— Fère et mère ?

— Absolument ; mais pourquoi me faites-vous ces questions-là, monsieur le comte ?

— Ne t’en fâche pas. J’ai demandé hier soir au père Michelin qui tu étais. Il m’a répondu qu’on ne connaissait ni ton nom, ni ton pays, ni ta famille, ni ton âge ! IVen rougis pas, mon garçon, ça n’est pas ta faute, ni la mienne. Il paraît que tu es un garçon de mérite, qu’on t’estime et qu’on te chérit dans ton endroit. Puis-je quelque chose pour ton service ?

— Merci, notre maître. La ferme est bonne, et d’ailleurs j’ai quelque chose. Je n’ai besoin de rien.

— Nous voici au haut de la côte ; viens donc avec nous jusqu’à Montesparre, tu monteras avec moi sur le siège. Je conduirai, nous causerons en route.