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lions et paraissait n’y rien comprendre. Salcède lui avait donné sa parole d’honneur qu’il n’était ni son père ni son parent. Il ne doutait pas de la parole de Salcède ; il l’en chérissait d’autant plus. Il était d’autant plus résolu à épouser Charlotte et à ne rien changer jusqu’à nouvel ordre à sa manière de vivre. Il voulait que l’adoption ne fût ni publiée, ni effectuée, ni annoncée avant son mariage ; mais ce mariage paraissait devoir être retardé par le fait de Charlotte. En apprenant de M. de Salcède la grande situation qui allait être faite à son fiancé, elle se faisait scrupule de l’épouser avant des réflexions et des épreuves. Elle s’en était expliquée avec Gaston devant Mme de Flamarande. Quand j’ai accepté avec joie d’être sa femme, avait-elle dit, je croyais épouser mon pareil. Il était un peu plus riche que moi, mais il n’avait pas de famille, et mon père, qui est fier, pensait lui faire honneur en lui donnant sm nom. Moi, j’étais fière d’une chose, c’était de ne pas regarder à tout cela, et de l’aimer pour ce qu’il est et non pour ce qu’il doit paraître aux autres ; mais à présent j’ai peur d’être trop peu pour lui, et qu’il ne soit blâmé pour épouser une paysanne, lui qui peut être un seigneur. Qui sait s’il ne s’en repentirait pas un jour ? Je veux qu’il attende au moins un an, qu’il sorte un peu du pays, qu’il connaisse le plaisir d’être riche, et, s’il revient avec le même attachement pour moi, je jure d’être sa femme. Jusque-là, je prends tout sur moi. Je cache la vérité à mon père, qui pourrait bien ne pas comprendre mon idée et m’en blâmer. Je lui dis que je me trouve trop jeune, et que j’exige un an de fiançailles, ou bien que M. Alphonse trouve Espérance trop jeune et veut le conduire à Paris pour achever de l’instruire. Un homme de campagne qui a vu Paris passe pour plus savant qu’un autre et pour mieux conduire ses affaires. Mon père se rendra à cette raison, et Espérance doit s’y rendre, car elle est bonne, et M. Alphonse l’admet aussi.

En me rapportant les paroles de ma filleule, la comtesse me dit qu’elle avait vu le marquis, et qu’à eux deux ils avaient admiré et approuvé le grand sens et la haute délicatesse de Charlotte. Espérance, après une lutte assez vive, s’était rendu. On avait donc décidé que Salcède et son pupille passeraient l’hiver à Paris. À présent, ajouta la comtesse, je suis heureuse parce que je pourrai voir souvent mon fils ; mais j’avoue que, s’il changeait de cœur, je ne l’estimerais plus autant ; mais il ne changera pas, c’est impossible.

— Dans tout cela, lui dis-je, comment Charlotte prend-elle votre situation vis-à-vis d’elle ?

— Voilà ce qu’il m’est impossible de savoir, répondit la comtesse, car je ne dois pas le lui demander. Vous vous souvenez que, quand je l’ai embrassée sur le sentier et qu’elle cherchait à me voir dans les ténèbres, mon fils lui a dit en la retenant : Jamais ! Elle lui