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REVUE DES DEUX MONDES.

LXXII.

J’étais atterré, je dus faire un grand effort pour répondre. Enfin je réussis à me remettre et à lui expliquer le but que j’avais poursuivi. Je lui racontai toute ma vie, que je sus résumer en peu de mots, pour ne lui en montrer que les points essentiels, mon dévoûment à mon bienfaiteur, ma croyance première à son injustice, mon désir de préserver Gaston, et puis la découverte que j’avais cru faire de la vérité au bois de Boulogne. Il se souvint d’avoir été suivi par un homme qu’il avait pris pour un voleur et qu’il se tenait prêt à écraser avec son casse-tête. Il apprit par moi de quelle façon il avait été recherché et surveillé, et comment, les apparences étant contre lui, j’avais été entraîné, pour l’amour de Roger, à l’action à la fois perfide et téméraire de lire sa correspondance et de le dépouiller durant son sommeil de ce que je regardais alors et avais toujours regardé depuis comme un moyen de salut pour Roger. Je lui expliquai la douloureuse lutte entre mon attachement pour la comtesse et mon dévoûment à son fils, dont je m’étais fait un devoir sacré. Enfin je lui dis que, s’il croyait avoir le droit de me traiter de lâche espion, il n’avait pas celui de me supposer cupide et personnel. Je pouvais lui en donner la preuve, et mon orgueil froissé ne résista pas au désir, peut-être insensé, de la lui donner tout de suite. — Je n’ai jamais été payé, lui dis-je, je me suis acquitté par de longs et fidèles services des avances que M. de Flamarande m’avait faites pour sauver l’honneur de mon père. Jamais je n’ai voulu, malgré ses offres obstinées, recevoir le moindre dédommagement de mes fatigues de corps et d’esprit. À sa dernière heure, il a voulu me laisser un don de cent mille francs. Les voici, je les ai trouvés sous son oreiller avec mon nom, et vous voyez que déjà je les ai mis sous enveloppe pour les restituer à la succession. Je vous en fais le dépositaire. Je n’en veux pas, je ne veux rien, je n’ai besoin de rien et de personne, et pourtant je n’ai rien ; mais je trouverai un emploi quelconque, il me faut si peu pour vivre ! J’aurai une satisfaction relativement égale à la vôtre, monsieur le marquis, le témoignage de ma conscience, et, comme vous, je pourrai dire que, si je n’ai pas toujours été maître de mes sentimens, du moins je n’ai obéi qu’à une idée de devoir et à un besoin de dévoûment.

M. de Salcède me laissa déposer les cent mille francs sur son bureau. Il me regardait attentivement et paraissait m’étudier. Cela me gênait, je craignais de me laisser entraîner à me poser devant lui en homme trop content de lui-même, et pourtant je sentais le besoin et j’usais du droit de me relever dans son opinion.