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comme épuisés par cet effort intermittent, laissent-ils si facilement le champ libre aux audacieux qui ne veulent « qu’asservir les suffrages, maîtriser les jugemens et égarer les opinions ? » André Chénier en indique les vrais motifs en quelques mots bien judicieux quand il peint « ces honnêtes citoyens qui ne prétendent pas à faire de la chose publique leur chose privée,… ennemis de tout ce qui peut avoir l’air de violence, se reposant sur la bonté de leur cause, espérant trop des hommes, parce qu’ils savent que tôt ou tard ils reviennent à la raison, espérant trop du temps, parce qu’ils savent que tôt ou tard il leur fait justice, perdant les momens favorables, laissant dégénérer leur prudence en timidité, se décourageant, composant avec l’avenir, et, enveloppés de leur conscience, finissant par s’endormir dans une bonne volonté immobile et dans une sorte d’innocence léthargique. » Combien cette peinture du parti des modérés dans les temps révolutionnaires est fine et juste, et quel à-propos elle conserve à travers toutes les phases de notre histoire !

Pour un instant au moins, pour une heure, la courageuse parole d’André Chénier avait secoué « cette innocence léthargique. » Le parti exalté de la révolution sentit le coup droit qui l’atteignait en pleine poitrine, et il y répondit par des injures, qui, en des jours troublés, pouvaient être des dénonciations à la justice populaire. Et des publicistes abominables, tels que Marat ou Fréron, ne furent pas seuls à se reconnaître dans cette peinture terrible des « brouillons faméliques qui nous agitent, qui nous aigrissent contre tous, qui nous mettent des poignards à la main, qui nous indiquent de quoi tuer, qui nous demandent en grâce de les baigner dans du sang. » Non, ce terrible enfant de Paris, ivre d’agitation et de bruit, celui que plus tard une lueur tardive de pitié devait désigner au bourreau et pour qui un éclair de vraie passion devait attendrir l’histoire, Camille Desmoulins, répondit avec fureur à cet écrit d’André Chénier, et voici ce qu’on lit dans le n° 41 des Révolutions de France et de Brabant : « Ah ! nous sommes des perturbateurs séditieux, des brouillons faméliques, des hommes de sang, par qui il vaut mieux être pendu que loué ! » Et, pour prouver l’injustice de ces accusations, il s’empresse de les justifier par un de ces mots qui pouvaient coûter cher alors et qu’enregistrait la mémoire terrible de la populace : « Je me hâte de dénoncer ce n° 13 ! .. C’est l’ouvrage, ajoutait-il avec un dédain qui nous fait sourire, de je ne sais quel André Chénier, qui n’est pas le Chénier de Charles IX ! » Depuis ce jour, Camille Desmoulins ne cessa pas de poursuivre André Chénier de ses invectives et de ses délations ardentes. En mai 1792, dans le n° 2 de la Tribune des patriotes, il le