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Selon cette philosophie du droit, qui tend à s’absorber dans la philosophie de la nature, la société humaine est un organisme qui sait se transformer et s’adapter à des besoins nouveaux, comme le corps d’un animal. Voyez de quelle manière grandit l’être vivant et comment il arrive à la plénitude de ses puissances : le progrès continu du tout exige une certaine fixité dans la structure des parties, mais il ne faut pas que ce qui a d’abord favorisé la croissance en produise ensuite l’arrêt, que les os qui soutiennent la charpente empêchent la taille de s’élever, que les muscles qui donnent l’énergie aux organes en deviennent les entraves, que les enveloppes protectrices du corps entier défendent au corps lui-même d’atteindre les proportions normales et la beauté idéale de son espèce, danger constant auquel s’efforce constamment d’échapper l’artifice de la nature ; entre les parties dures et rigides des os, elle réserve une partie molle et flexible par laquelle en secret la croissance continuera ; elle fait de même pour les muscles, qu’elle ne tend pas assez pour les empêcher de s’étendre encore ; enfin, si l’enveloppe protectrice de l’être entier ne suit plus avec assez d’aisance les mouvemens du corps même, elle brise cette enveloppe vieillie en fragmens qui se détachent pour laisser voir l’enveloppe nouvelle. Ainsi vit et grandit la société humaine, vaste corps dont nous sommes les membres ; un certain degré d’organisation civile et politique est nécessaire à sa croissance ; plus longtemps maintenue, l’organisation s’oppose à cette croissance : tel système d’instruction qui avait précipité le mouvement des idées l’arrête, tel système de centralisation qui avait fait circuler plus facilement la vie politique en suspend le cours, tel système de lois qui avait fortifié la propriété ou la famille tend à les dissoudre, tel gouvernement qui avait protégé la nations entière devient une menace perpétuelle pour sa liberté. Ainsi de toutes les lois et de toutes les institutions, organes imparfaits que la vie a créés et que la vie doit renouveler sans relâche : la société humaine se dépouillera successivement de toutes ces enveloppes, « par une sorte de desquamation, » tout en gardant le bien qu’elle aura acquis sous leur protection momentanée. Ne marchons-nous pas en effet vers un état social où, selon les expressions de M. Spencer, l’autorité sera réduite au minimum, la liberté élevée au maximum ? Des formes intermédiaires et transitoires se succéderont encore entre les monarchies absolues des despotes de l’Orient et la démocratie finale où la nation sera le vrai corps délibérant, faisant exécuter ses volontés par des délégués chargés de mandats impératifs consentis de part et d’autre. Alors la nature humaine, « façonnée par la discipline sociale, » sera devenue « si apte à la vie en société » qu’elle n’aura plus besoin de contrainte extérieure et se contraindra elle-même, ou plutôt sera contrainte par