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croissantes, une croissante originalité, ou, pour donner à un vieux mot un sens nouveau, « une croissante individuation. » Pour cela, il faut que la « sphère d’activité » accordée par la loi à l’individu, et où il peut librement accomplir les mouvemens les plus variés, aille s’agrandissant ; il faut aussi que les diverses sphères d’activité, pour se faire équilibre, deviennent de plus en plus égales ; il faut enfin que l’individualisme en s’étendant n’empêche point l’universelle sympathie. M. Spencer va jusqu’à concevoir un état idéal de la société qui serait l’absence de toute loi coercitive et la complète autonomie de l’individu. Codes et constitutions ne sont que des appareils de contrainte qui, en tel ou tel moment de l’histoire, font échec aux penchans égoïstes ou « antisociaux » pour assurer la prédominance des penchans sympathiques ou sociaux. Le développement de ces derniers amène graduellement la chute des institutions répressives : le besoin et le respect de l’autorité déclinent à mesure que croît le respect des droits de l’individu, « c’est-à-dire des conditions extérieures propres à assurer sa plus grande liberté d’agir. » Dans nos sociétés imparfaites, les deux forces contraires, égoïsme et sympathie, oscillent encore et se font échec : cet antagonisme s’exprime dans les ressorts plus ou moins grossiers de nos gouvernemens. « Le gouvernement, dit M. Spencer poussant jusqu’au bout la pensée de Bentham, est une fonction corrélative de l’immoralité de la société. » Les institutions représentatives elles-mêmes, telles qu’elles existent dans les pays où elles sont le mieux établies, par exemple en Angleterre, ne sont encore qu’une forme politique transitoire : c’est celle qui convient à une société où les mœurs de violence et le « régime déprédatoire » qui caractérisaient les âges passés n’ont pas encore fait place aux mœurs fondées sur le souci de l’intérêt général et au « régime industriel. » Le mécanisme de la représentation nationale est celui où se balancent le mieux les deux forces qui se disputent l’empire, l’esprit conservateur et l’esprit réformateur. La puissance des sentimens conservateurs et celle des sentimens réformateurs manifestent, par leur lutte et par leur résultante, le degré de perfection d’une société : « le triomphe des premiers indique une prédominance des habitudes violentes et égoïstes, le triomphe des seconds prouve que les habitudes sympathiques et le respect des droits ont acquis la prépondérance. » Que cette prédominance devienne universelle, du même coup la contrainte sociale disparaîtra ; les hommes ressentiront une telle aversion pour les entraves de l’autorité et se montreront si jaloux de leurs droits que tout gouvernement deviendra impossible en même temps qu’inutile. « Admirable exemple de la simplicité de la nature : le même sentiment qui nous rend propres à la liberté nous rend libres. »