Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 13.djvu/160

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
156
REVUE DES DEUX MONDES.

laissa pas le temps de répondre, et finit par me demander comment je l’avais reconnu.

— Tu n’es pas changé au point d’être méconnaissable, lui dis-je. Après tout, il ne s’est écoulé que quinze ans depuis que tu me faisais mes devoirs latins.

— Pas changé ? répéta-t-il d’un ton de regret.

Je me souvins alors qu’à l’époque que je venais de lui rappeler, Pickering servait de cible à nos railleries juvéniles. Il apportait chaque jour à la pension une fiole remplie d’une médecine mystérieuse dont il avalait une dose avant de goûter, et chaque après-midi une gouvernante aux sourcils menaçans venait le prendre en voiture. La blancheur de son teint, la fiole qui nous rappelait le poison tragique, et la vieille gouvernante, que nous comparions à la nourrice de la fille des Capulet, avaient valu à l’infortuné Eugène le sobriquet de « Juliette. » Tout cela me revint à l’esprit, et je m’empressai de déclarer à Pickering que je voyais toujours en lui le bon enfant qui me bâclait mes thèmes.

— Nous étions de fameux amis, tu sais, ajoutai-je.

— Oui, et c’est pour cela que j’aurais dû te reconnaître tout de suite. Comme écolier, je n’ai jamais eu qu’un petit nombre d’amis, et je n’en ai pas eu beaucoup depuis. Vois-tu, je me trouve seul pour la première fois de ma vie et je me sens tout désorienté, — et il rejeta sa tête en arrière avec un mouvement nerveux, comme pour se mieux fixer dans une position si nouvelle.

Je me demandai si la vieille gouvernante restait attachée à sa personne, et je découvris bientôt que virtuellement il ne s’était pas encore débarrassé d’elle. Nous nous assîmes côte à côte sur le gazon pour évoquer nos souvenirs. Nous ressemblions à des gens qui, ouvrant par hasard les tiroirs d’un meuble oublié, retrouvent un tas de jouets, — soldats de plomb, casse-tête chinois, contes de fées en lambeaux. Voici ce que nous nous rappelâmes à nous deux.

Pickering n’était demeuré que peu de temps à l’école, — son père craignit qu’il ne contractât des habitudes vulgaires. Eugène m’avait révélé dans le temps le motif de son départ, et cette confidence avait augmenté la terreur que m’inspirait M. Pickering, qui m’apparaissait alors comme une sorte de grand-prêtre des convenances. M. Pickering pleurait depuis longtemps sa femme, et son veuvage donnait un surcroît excessif à sa dignité paternelle. C’était un homme à la démarche majestueuse, avec un nez crochu, des yeux noirs et perçans, de très larges favoris et des opinions originales sur la façon dont un enfant, — ou du moins dont son enfant à lui, — devait être élevé. D’abord il fallait que son héritier acquît dès le berceau les idées d’un parfait gentleman. L’expérience ayant