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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

démontré que la vie de pension s’opposait à la stricte observation des règles qui devaient produire le résultat désiré, M. Pickering résolut de donner à son fils un précepteur et un seul compagnon d’études. Son choix, j’ignore pourquoi, tomba sur ma personne. À défaut de science, le précepteur ne manquait pas de savoir-faire, car Eugène fut traité en prince, tandis que les pensums et les coups de férule pleuvaient sur moi. Pourtant je ne me rappelle pas avoir jamais été jaloux de mon camarade. Il possédait une montre, un poney et toute une bibliothèque de livres illustrés ; mais l’envie que m’inspiraient ces trésors était tempérée par un vague sentiment de compassion. Personne ne m’empêchait de sortir pour aller jouer tout seul ; on me reconnaissait le droit de boutonner moi-même ma jaquette, et je pouvais veiller jusqu’à ce que je fusse disposé à dormir. Le pauvre Pickering, lui, ne se serait jamais permis de franchir le seuil de sa demeure sans un exeat en règle. Comme mes parens ne se souciaient pas de me laisser inoculer des vertus importunes, ils me renvoyèrent à l’école au bout de six mois. À dater de ce moment, je n’avais pas revu Eugène, et cette victime d’une éducation de serre chaude cessa bientôt d’occuper une grande place dans mes souvenirs.

Je l’examinai avec un vif intérêt, car c’était un phénomène, — le produit d’un système suivi avec une persistance inexorable. Il me rappela certains jeunes moines que j’avais rencontrés en Italie : même physionomie candide et craintive ; en effet, n’avait-il pas reçu une éducation presque monacale ? Il eût été difficile, à vrai dire, de rencontrer un sujet plus docile ; sa nature douce et affectueuse n’était pas de celles qui ont besoin d’être soumises au joug du cloître. Cette éducation, aujourd’hui que l’univers lui ouvrait ses mille portes, lui laissait une fraîcheur et une vivacité de sentiment peu communes, et j’avoue qu’en rencontrant le regard toujours naïf de ses yeux bleus je tremblai pour l’innocence non aguerrie d’une pareille âme. Le contact du monde agissait déjà sur lui, troublant sa longue quiétude. Tout ce qui l’entourait lui parlait d’une expérience qu’on lui avait interdite. Il s’effrayait à la seule idée de passions dont jusqu’alors il n’avait pas soupçonné l’existence. Son allure, jointe à la scène dont j’avais été témoin la veille, me fit deviner tout cela. Il passait la main dans ses cheveux, essuyait son front moite, brûlant de me parler de ce qui le préoccupait et parlant d’autre chose. Notre rencontre inattendue l’avait agité, et je vis que je ne tarderais pas à recevoir quelque confidence sentimentale.

— Oui, dit-il, il s’est écoulé quinze ans depuis que nous traduisions Virgile, et pourtant ces années ont été si stériles pour moi que je pourrais en résumer l’histoire en dix mots. Toi, tu as sans doute eu toute sorte d’aventures et visité une moitié de notre globe.