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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

un veuf qui élevait sa fille dans la réclusion à laquelle j’ai été voué moi-même. J’ignore au juste l’origine du contrat. M. Vernor se trouvait à la tête d’une grande maison de banque, et j’ai lieu de croire que mon père lui vint en aide dans un moment critique. Toujours est-il que M. Vernor s’engagea à donner à sa fille une éducation qui la rendît digne d’épouser l’héritier de son bienfaiteur, et nous avons été élevés l’un pour l’autre. Je n’ai pas vu ma fiancée depuis l’époque où elle témoignait un faible pour les confitures et pour un polichinelle manchot. M. Vernor dirige aujourd’hui une des premières maisons de banque de Smyrne, où il s’est établi il y a une dizaine d’années. Isabelle a grandi là dans un jardin entouré de murs blancs, au milieu de bosquets d’orangers, entre son père et sa gouvernante. Elle a dix-sept ans et demi, et nous devons nous marier quand elle en aura dix-huit.

— Ton histoire ressemble en effet à un roman, et je t’en félicite, répondis-je. Je n’ai pas eu la chance, à l’âge où l’on doit se marier, de rencontrer une femme élevée exprès pour moi. Je parierais que Mlle Vernor est charmante, et je m’étonne que tu ne sois pas en route pour Smyrne.

— Tu plaisantes, répliqua-t-il d’un ton fâché, et la chose est terriblement sérieuse. Il y a tout au plus un an que j’ai appris ce complot matrimonial. Mon père, sentant sa fin proche, jugea bon de me prévenir. Cette annonce me causa à peu près autant d’émotion que m’en aurait causé la nouvelle qu’il venait de commander pour moi une douzaine de chemises ; je supposais que tous les jeunes gens se mariaient ainsi. Un soir que je me tenais assis dans la chambre du malade, il me fit signe d’approcher. — Je n’ai plus longtemps à vivre, me dit-il, et je regrette moins de mourir lorsque je songe que j’ai garanti ton avenir. Je crois à ta docilité ; cependant tu vas rester seul, exposé à mille tentations, et cette pensée trouble mes derniers momens. Jure-moi donc que tu suivras le sentier que je t’ai tracé et que tu épouseras Isabelle Vernor. — Je ne répondis pas, car un pareil serment m’effrayait. Mon père se redressa dans son lit et me lança un regard désespéré auquel je n’eus pas le courage de résister. Je promis ! Je ne le regrette pas. Je compte tenir ma promesse, mais je veux vivre d’abord.

— Mon cher Eugène, tu vis déjà. C’est une vie très ardente que ce sentiment passionné de ta situation.

— Je veux oublier ma situation. Je veux pour le moment ne songer ni au passé ni à l’avenir, et ne me soucier que de ce que m’offrira le présent. Ce matin encore, je me serais cru libre de le faire, si je n’avais reçu ce mémento, — et il froissa la lettre dans sa main.