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REVUE DES DEUX MONDES.

— Cette lettre ?

— Oui, une lettre de Smyrne.

— Je vois que tu ne l’as pas ouverte.

— Et je n’ai pas l’intention de l’ouvrir de sitôt. Elle m’apporte de mauvaises nouvelles.

— Qu’entends-tu par là ?

— C’est ma feuille de route. Elle m’annonce que M. Vernor compte me voir à Smyrne dans trois semaines, — qu’il blâme mon séjour à Hombourg, et que sa fille m’attend au pied des autels.

— Pures hypothèses !

— Oui, mais très probables.

Et il rejeta la lettre sur l’herbe.

— Tu ferais mieux de la décacheter, lui dis-je.

— Si c’est ma feuille de route, répondit Eugène, sais-tu ce qui arriverait ? Je retournerais à l’hôtel, je demanderais à Voberkellner comment on va à Smyrne, et je prendrais mon billet pour ne m’arrêter qu’au but de mon voyage. Je succomberais devant la force de l’habitude. Donc le seul moyen de m’assurer un peu de liberté, c’est de ne pas rompre le cachet.

— À ta place, je céderais à la curiosité.

— Je n’éprouve aucune curiosité. L’idée de mon mariage a cessé d’être une nouveauté pour moi, et de ce côté je ne crains rien. Ce que je redoute, c’est ma conscience. Je désire avoir les mains liées. Veux-tu m’obliger ? Ramasse cette lettre, et fourre-la dans ta poche. Quand je te la redemanderai, je serai au bout de ma corde.

Je pris la lettre en riant.

— Et quelle longueur aura ta corde ? La saison de Hombourg ne dure pas éternellement, lui dis-je.

— Elle dure bien un mois, n’est-ce pas ? Eh bien ! tu me rendras ma lettre dans un mois.

— Demain, si tu veux. En attendant, qu’elle dorme en paix.

Il me regarda serrer la lettre dans mon portefeuille, et, lorsqu’elle eut disparu, il poussa un petit soupir de satisfaction. Rien de plus naturel que ce soupir, qui me donna pourtant à penser. Je n’osais pas reprocher à Pickering de reculer devant une responsabilité immédiate imposée par autrui ; mais, s’il existait un ancien grief, je craignais qu’il n’y eût aussi une illusion nouvelle à combattre. Il aurait été peu amical de m’abstenir d’une remarque qui pouvait servir d’avertissement ; je le prévins donc que la veille j’avais été témoin de ses exploits à la roulette.

Il rougit beaucoup, et soutint mon regard avec une franchise radieuse.

— Alors tu as vu cette dame merveilleuse ? me demanda-t-il.

— Merveilleuse en effet. Je l’ai ensuite revue au clair de la lune