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vons qu’un mois devant nous pour voir le monde, il n’y a pas de temps à perdre. Commençons par le Hardtwald.

Pickering se leva à son tour et nous flânâmes à travers la forêt, ne causant plus que du passé. Arrivés sur la lisière du bois, nous nous assîmes sur un tronc d’arbre abattu pour nous reposer en contemplant les hauteurs du Taunus. Je ne sais à quoi rêvait mon ami ; quant à moi, ma pensée voyageait vers Smyrne. Je demandai à Eugène s’il ne possédait pas le portrait de celle qui l’attendait là-bas dans un jardin entouré de murs blancs. Sans me répondre, il tira gravement son portefeuille où il prit une carte photographique qu’il me tendit sans daigner la regarder. Elle représentait une gracieuse enfant, ou, pour me servir du langage des poètes, une fleur à peine éclose. La pauvre petite avait l’air timide et gêné des gens qui posent. Vêtue d’une robe à taille courte, les mains jointes, le regard fixe, elle se tenait la tête un peu baissée, sa gaucherie était aussi charmante que celle des vierges des sculpteurs du moyen âge, et son regard, où rayonnait la calme sécurité de l’enfance, semblait demander : Pourquoi suis-je ici ?

— Quelle admirable image de l’innocence ! m’écriai-je.

— Ce portrait date d’un an, dit Pickering du ton d’un homme qui tient à se montrer juste ; aujourd’hui miss Vernor doit avoir l’air moins naïf.

— Pas beaucoup moins, je l’espère, répliquai-je en lui rendant la carte. Elle est ravissante.

— Sans doute, elle est ravissante, répéta Pickering, qui remit le portrait dans sa poche.

Nous gardâmes le silence pendant quelques minutes. Enfin je lui dis brusquement :

— Mon cher ami, je serais enchanté de te voir quitter Hombourg sur l’heure.

Il me regarda d’un air surpris et rougit. — Il y a quelque chose qui me retient, dit-il, quelque chose dont ta remarque à propos de la réputation de Mme Blumenthal m’a empêché de te parler.

— Bon, je devine. Elle t’a prié de jouer encore pour elle à la roulette.

— Pas du tout ! s’écria Pickering d’un ton triomphant. Elle ne veut plus jouer pour le moment. Elle m’a invité à prendre le thé chez elle ce soir.

— Oh ! alors tu ne peux pas quitter Hombourg, c’est clair, répliquai-je avec le plus grand sérieux.

— Gronde-moi, dit-il après un moment de silence : rappelle-moi que j’ai un devoir à remplir ; ordonne-moi de partir.

Je ne le comprenais pas trop ; cependant, pour l’obliger, je lui déclarai, avec un gros juron, que, s’il ne se mettait pas en route,