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LE PREMIER AMOUR D’EUGÈNE PICKERING.

assise non loin de la terrasse, et je m’imagine qu’elle n’était pas seule.

— Non, puisque nous sommes restés là pendant plus d’une heure et que je l’ai ramenée chez elle.

— En vérité ? Et tu es entré avec elle ?

— Non, elle a trouvé qu’il était trop tard, quoiqu’elle m’ait avoué qu’en général elle ne fait pas de cérémonies.

— Elle ne se rend pas justice. Quand il s’est agi de perdre ton argent, tu as dû insister.

— Tu as vu cela ? s’écria Plckering. Je me figurais bien que tout le monde tenait les yeux fixés sur moi ; mais ses façons d’agir sont si gracieuses que j’ai conclu qu’elles n’ont rien d’insolite. Cependant elle reconnaît qu’elle est excentrique. On a commencé par l’appeler originale avant qu’elle songeât à se moquer des usages établis, si bien qu’elle a fini par vouloir profiter des privilèges que lui donne sa réputation pour agir à sa guise.

— En d’autres mots, c’est une dame qui n’a pas de réputation à perdre ?

Pickering me regarda d’un air intrigué. — N’est-ce pas ce qu’on dit des mauvaises femmes ? demanda-t-il.

— De quelques-unes, de celles que l’on découvre.

— Eh bien ! je n’ai rien découvert au détriment de Mme Blumenthal.

— Si c’est là son nom, je présume qu’elle est Allemande.

— Oui. Cela ne l’empêche pas de parler anglais sans plus d’accent étranger que toi ou moi. Elle a beaucoup d’esprit, et son mari est mort.

Le rapprochement de ces deux mérites me fit rire, et le regard naïf de Pickering parut m’interroger sur le motif de mon hilarité.

— Tu as été trop franc, lui dis-je, pour que je ne suive pas ton exemple. Je t’avouerai donc que je soupçonne cette Mme Blumenthal, ui a tant d’esprit et dont le mari est mort, d’être pour quelque chose dans ton envie de couper les communications avec Smyrne.

Il parut réfléchir. — Je ne le crois pas, répliqua-t-il enfin. Il y a trois mois que j’éprouve cette envie-là, et je ne connais Mme Blumenthal que depuis hier.

— C’est juste ; mais ce matin, quand tu as trouvé cette lettre sur ton assiette, ne t’a-t-il pas semblé voir Mme Blumenthal en face de toi ?

— En face ? répéta-t-il.

— En face, mon cher, ou quelque part dans ton voisinage ? Bref, tu t’intéresses à elle ?

— Beaucoup ! s’écria-t-il.

— Amen ! répondis-je en me levant. Sur ce, puisque nous n’a-