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le danger de ses armemens. Les hirondelles n’ont pas encore paru, leur voix aiguë ne s’est point fait entendre ; elles nous accordent tout au moins un délai de grâce dont nous leur sommes fort reconnaissans.

Sans contredit, si l’Europe se remettait du soin de ses destinées à certains dilettanti politiques, à certains diplomates de rencontre et de hasard, à certains touristes qui en courant les grandes routes emploient leurs loisirs à régler le sort des nations, à défaire ou à refaire la mappemonde, nous pourrions nous attendre à tout, et les catastrophes dont on nous menace ne seraient que trop certaines. Ces dilettanti et ces touristes résolvent les problèmes les plus ardus avec une aisance, avec un sans-gêne, avec une désinvolture cavalière qui fait frémir. Leurs intentions sont excellentes, ils prétendent faire à peu de frais le bonheur de l’humanité. Ils assurent que leurs remèdes sont absolument inoffensifs. Grâce à la liqueur miraculeuse qu’ils colportent dans leurs fioles, ils se chargent d’opérer les patiens avec une extrême facilité et sans douleur. C’est en Angleterre surtout que fleurit depuis quelques mois le bel art d’extraire à l’Europe ses dents malades sans lui arracher un cri ni une plainte. Voici, par exemple, un voyageur anglais, M. Farley, qui, dans un livre intitulé Turcs et Chrétiens, résout d’un trait de plume la question d’Orient à l’universelle satisfaction. Il va sans dire que charité bien ordonnée commence par soi-même, et qu’avant toutes choses M. Farley donne à l’Angleterre l’Égypte et l’île de Candie. À la Grèce, il octroie la Thessalie, l’Épire, le sud de l’Albanie et les îles, à l’exception de la Crète. Puis il fait de la Croatie turque, de la Bosnie, de l’Herzégovine et du nord de l’Albanie une principauté dont il offre la couronne à un archiduc autrichien. La Bulgarie et la Macédoine sont concédées à un prince anglais, ou peut-être à un grand-duc russe. Constantinople devient une ville libre placée sous le protectorat de toutes les puissances, à moins toutefois qu’on n’en fasse la capitale d’un empire de Byzance gouverné par le duc et la duchesse d’Édimbourg. Quant aux Turcs, M. Farley les renvoie sans plus de façons de l’autre côté du Bosphore, où, grâce aux excellens conseils qu’il leur donne, ils ne pourront manquer de faire l’admiration de la terre et le bonheur de l’Asie occidentale. Il les voit déjà ressuscitant l’empire des kalifes et son antique splendeur ; Babylone et Ninive renaissent de leurs cendres, Palmyre redevient digne d’Odénat et de Zénobie. Toutes ces résurrections, tous ces partages de territoires s’accomplissent dans la minute, sans effusion de sang, presque sans coup férir. Il suffit, selon l’honorable voyageur, de prouver aux gens par raison démonstrative que ce qu’on leur propose est conforme à leurs véritables intérêts ; Turcs et chrétiens n’ont jamais su résister à de solides argumens présentés en bonne forme, et l’éloquence mène le monde. On se rappelle le songe de Platon que nous a raconté Voltaire. « Voilà, nous dit-il, ce que