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II.

Amsterdam.

Un lacet de rues étroites et de canaux m’a conduit à la Doelen Straat. Le jour finit. La soirée est douce, grise et voilée. De fins brouillards d’été baignent l’extrémité des canaux. Ici, plus encore qu’à Rotterdam, l’air est imprégné de cette bonne odeur de Hollande qui vous dit où vous êtes et vous fait connaître les tourbières par une sensation subite et originale. Une odeur dit tout : la latitude, la distance où l’on est du pôle ou de l’équateur, de la houille ou de l’aloès, le climat, les saisons, les lieux, les choses. Toute personne ayant quelque peu voyagé sait cela : il n’y a de pays favorisés que ceux dont les fumées sont aromatiques et dont les foyers parlent au souvenir. Quant à ceux qui n’ont pour se recommander à la mémoire des sens que les confuses exhalaisons de la vie animale et des foules, ils ont d’autres charmes, et je ne dis pas qu’on les oublie, mais on s’en souvient autrement. Ainsi noyée dans ses buées odorantes, vue à pareille heure, traversée par son centre, peu boueuse, mais humectée par la nuit qui tombe, avec ses ouvriers dans les rues, sa multitude d’enfans sur les perrons, ses boutiquiers devant leurs portes, ses petites maisons criblées de fenêtres, ses bateaux marchands, son port au loin, son luxe tout à fait à l’écart dans les quartiers neufs, — Amsterdam est bien ce qu’on imagine quand on ne rêve pas d’une Venise septentrionale dont l’Amstel serait la Giudecca, le Dam une autre place Saint-Marc, — lorsque d’avance on s’en rapporte à Van der Heyden et qu’on oublie Canaletto.

Cela est vieillot, bourgeois, étouffé, affairé, fourmillant, avec des airs de juiverie, même en dehors du quartier des Juifs,-— moins grandiosement pittoresque que Rotterdam vue de la Meuse, moins noblement pittoresque que La Haye, pittoresque cependant par l’intimité plus que par les dehors. Il faut connaître la naïveté profonde, la passion de fils, l’amour des petits coins qui distinguent les peintres hollandais, pour s’expliquer les aimables et piquans portraits qu’ils nous ont laissés de leur ville natale. Les couleurs y sont fortes et mornes, les formes symétriques, les façades entretenues dans leur neuf, sans nulle architecture et sans art, les petits arbres des quais grêles et laids, les canaux fangeux. On sent un peuple pressé de s’installer sur des boues conquises, uniquement occupé d’y loger ses affaires, son commerce, ses industries, son labeur, plutôt que son bien-être, et qui jamais, même en ses plus grands jours, ne songea à y bâtir des palais. Dix minutes