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passées sur le grand canal de Venise et dix autres minutes passées dans la Kalverstraat vous diraient tout ce que l’histoire peut nous apprendre de ces deux villes, du génie des deux peuples, de l’état moral des deux républiques, et par conséquent de l’esprit des deux écoles. Rien qu’à voir ici les habitations en lanternes où les vitres tiennent autant de place et ont l’air d’être plus indispensables que la pierre, les petits balcons soigneusement et pauvrement fleuris et les miroirs fixés aux fenêtres, on comprend que dans ce climat l’hiver est long, le soleil infidèle, la lumière avare, la vie sédentaire et forcément curieuse ; que les contemplations en plein air y sont rares, les jouissances à huis-clos très vives, et que l’œil, l’esprit et l’âme y contractent cette forme d’investigation patiente, attentive, minutieuse, un peu tendue, pour ainsi dire clignotante, commune à tous les penseurs hollandais, depuis les métaphysiciens jusqu’aux peintres.

Me voici donc dans la patrie de Spinoza et de Rembrandt. De ces deux grands noms, qui représentent, dans l’ordre des spéculations abstraites ou des inventions purement idéales, le plus intense effort du cerveau hollandais, un seul m’occupe, le dernier. Rembrandt a ici sa statue, la maison qu’il habita dans ses années heureuses, et deux de ses œuvres les plus célèbres, — c’est plus qu’il n’en faut pour éclipser bien des gloires. Où est la statue du poète national Juste van den Vondel, son contemporain, et, à sa date, son égal au moins en importance? On me dit qu’elle est au Nouveau-Parc? La verrai-je? Qui va la voir? Où donc a demeuré Spinoza? Que sont devenues la maison où séjourna Descartes, celle où passa Voltaire, celles où moururent l’amiral Tromp et le grand Ruyter? Ce que Rubens est à Anvers, Rembrandt l’est ici. Le type est moins héroïque, le prestige est le même, la souveraineté égale. Seulement, au lieu de resplendir dans de hauts transsepts de basiliques, sur des autels somptueux, dans des chapelles votives, sur les radieuses parois d’un musée princier, Rembrandt se montre ici dans les petites chambres poudreuses d’une maison quasi bourgeoise. La destinée de ses œuvres continue conforme à sa vie. Du logis que j’habite à l’angle du Kolveniers Burgwal, j’aperçois à droite, au bord du canal, la façade rougeâtre et enfumée du musée Trippenhuis; c’est vous dire qu’à travers des fenêtres closes et dans la pâleur de ce doux crépuscule hollandais, déjà je vois rayonner comme une gloire un peu cabalistique l’étincelante renommée de la Ronde de nuit.

Je n’ai point à le cacher, cette œuvre, la plus fameuse qu’il y ait en Hollande, une des plus célèbres qu’il y ait au monde, est le souci de mon voyage. Elle m’inspire un grand attrait et de grands doutes. Je ne connais pas de tableau sur lequel on ait plus écrit,