Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Orient. J’ai constaté tout à l’heure le caractère autrichien des constructions de l’autre rive; celle-ci est aussi turque et aussi musulmane que les villes de l’intérieur de l’empire ; d’ailleurs il n’y a plus de mélange dans la population; il est exact que les Serbes sont en fuite, les quelques Grecs orthodoxes et le peu de catholiques de tout temps fixés dans les campagnes des environs et qui ne viennent dans les villes que pour y apporter leurs produits, ont passé le fleuve pour se réfugier dans les confins.

Je m’engage dans la grande rue qui forme la route, bordée de maisons de bois séparées par des jardins clos de planches branlantes, derrière lesquelles on voit briller des loques de couleur. Les maisons, sordides et misérables, ont toutes une partie grillée, peinte de couleurs vives, qui indique le modeste harem. A mi-chemin, un carrefour s’ouvre où se dressent la mosquée, la résidence du kaïmakhan ou fonctionnaire civil qui commande ici, et quelques maisons d’une certaine apparence, crépies de blanc, à grands toits de bois noircis, dont la partie principale accuse toujours, au milieu de la façade, l’appartement des femmes, clos de grilles peintes. Le carrefour est vide et la rue est presque déserte; quelques soldats débraillés portent des provisions, des canards pataugent dans les fossés boueux, des grappes d’enfans coiffés du fez rouge, aux longs cheveux blonds coupés carrément sur le front, aux beaux teints blancs et roses, vêtus du pantalon serbe à plis bouffans qui monte jusque sous les bras, jouent devant les portes des enclos, fixant leurs grands yeux bleus effarés sur le passant, fleurs vivantes d’un charme et d’une grâce exquis. Nous croisons l’uléma de la mosquée, vêtu de sa robe bleue bordée de fourrures. Des fantômes drapés de guenilles noires bordées d’une raie rouge ou verte, glissent le long des haies; ce sont les femmes mariées, austèrement couvertes de la tête aux pieds, sans forme et sans geste, comme un ballot vivant. De temps en temps, dans les enclos, apparaît une jolie fille « blanche avec un œil noir, » qui va la face découverte, comme c’est l’usage en Bosnie pour les femmes non mariées.

Cette rue unique est très longue, elle forme à elle seule toute la ville ; à mesure qu’on avance, les maisons deviennent rares, et le peu d’habitans qui se croisent sur le chemin me regardent avec défiance. Comme tout à l’heure de la rive opposée je contemplais la Kostaïnicza turque, je regarde de ce point la Kostaïnicza autrichienne; mais il faudrait gravir la colline pour jeter un coup d’œil sur les horizons de Bosnie. Juste au point où s’élève la dernière maison et où commence la campagne, sur la gauche, à deux cents mètres de la route, au sommet du premier mamelon, s’élève un karaüla, poste d’observation destiné à la surveillance des confins. De