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la base de la colline jusqu’à ce premier sommet, croissent de jolis arbustes à l’abri desquels sont couchés des soldats, tandis que d’autres, dans la partie supérieure, sont occupés à abattre cette végétation à coups de hache ou à l’aide du sabre. Au balcon du poste, les gardes appuyés les regardent faire. Je me dirige lentement vers le karaüla comme un flâneur qui erre sans but; les soldats dressent la tête et chuchottent entre eux : ce sont tous des réguliers, ils semblent avoir pour objet de dégager les approches du poste qui, boisées comme elles le sont, peuvent abriter des malfaiteurs.

Ces karaüla ou observatoires sont très caractéristiques des limites turques; depuis la Servie jusqu’à la Croatie et sur la frontière dalmate, de demi-lieue en demi-lieue, on les voit couronner les collines qui dominent le cours des fleuves frontières, faisant toujours face aux observatoires des gränzer autrichiens. Ils sont indépendans, dans toute la Bosnie, des tchardaks ou corps de garde, qui répondent aux wachthaus de l’autre rive. Dans les confins humides, là où le sol est marécageux, ces postes sont montés sur des pilotis, la partie inférieure reste vide, et on y accède par un escalier ou une échelle; dans les confins secs, c’est une construction de quelques mètres carrés, pourvue à mi-hauteur d’un balcon très saillant régnant sur tous les côtés, et couronnée d’un toit pointu formé de planches de même saillie que le balcon ; quatre poteaux d’angle supportent le devers, toujours très accusé, ce qui donne une forme particulière à ces petits édifices.

La corvée de soldats fait place nette autour du poste ; les arbres tombent sous la cognée, on laisse les branches sur le sol. Les nizams qui forment la garnison sont tous appuyés à la galerie; comme j’observe cet épisode, un détail que je perçois assez mal d’aussi loin attire mes regards : ce sont deux saillies inattendues aux deux poteaux d’angle qui supportent le toit. Je fais quelques pas en écartant l’épais fourré des branches coupées afin de gravir la colline, et, à ma stupéfaction, je distingue nettement deux têtes clouées aux palans, l’une par une longue mèche de cheveux nattés, l’autre nouée par un bandeau qui passe sur le nez et les joues, et couvre les oreilles. Au moment où je veux avancer encore pour mieux voir ces deux sanglans trophées, un tumulte s’élève parmi les soldats du poste; un certain nombre de ceux qui abattent les arbres jettent leur cognée et se dirigent vers moi en murmurant des paroles dont je ne comprends pas le sens, qui doivent évidemment m’intimer l’ordre de m’éloigner. Je rétrograde lentement, mais on me talonne en redoublant d’invectives. Ainsi escorté, je suis forcé de regagner la longue rue que je viens de parcourir, et, lorsque