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j’essaie de prendre la direction opposée à la ville, un soldat, me saisissant par le bras, me force à retourner au bazar en accolant au mot giaour une épithète dont le sens m’échappe.

Le silence et le calme sont les meilleurs auxiliaires en telle conjecture, et d’ailleurs il faut faire des concessions à la couleur locale. J’opère donc une retraite digne, lente, et me voici revenu à l’entrée du pont, après avoir recueilli sur la route tantôt des regards de haine, tantôt des regards indifférens, ou subi parfois l’inquisition des passans, qui venaient me regarder sous le nez avec une curieuse insistance.

La place est tout aussi déserte qu’une heure avant; un bon musulman à barbe blanche débite du tabac de la régie et des pipes dans sa petite échoppe. Je fais avec lui une modeste transaction ; puis, m’asseyant sans façon sur les tréteaux en avant de sa boutique, je tire mon album, ce qui constitue une imprudence voulue. Un à un, les soldats se détachent du poste de la forteresse et viennent se planter devant moi, l’homme à la gandourah rose, qui me paraît être le garde du fort ou un officier de service, les rejoint et m’interpelle; j’ouvre l’album aux pages qui représentent des costumes croates ou de jolis minois qui montreront le caractère inoffensif de ces légers croquis d’un touriste qui ne nourrit pas de noirs projets. L’officier regarde sans avoir l’air de comprendre ; faisant mine de tracer son portrait, je prononce les quelques mots de slave qui constituent toute ma connaissance de l’idiome. Autour de moi, les soldats, amusés et d’assez bonne humeur, se demandent à quelle nationalité j’appartiens; les uns me disent Allemand, les autres Italien; je lance le mot Fransouski, et toutes les physionomies s’éclairent. L’homme à la gandourah rose, qui a été particulièrement touché de cette déclaration et semble avoir gardé le souvenir de notre alliance, va s’asseoir en souriant à quelques pas de là; il y a un moment de détente et de confiance comme si j’avais prononcé un mot magique.

Ce n’est cependant qu’un répit d’un instant, car bientôt nous voyons déboucher sur la place un groupe au milieu duquel pérore un personnage de haute taille, coiffé du fez, vêtu, comme les musulmans de Constantinople, de la tunique droite de drap bleu; il fond sur l’officier en l’accablant de reproches, vient vivement à moi, et, d’un geste altier, me montre la poterne de la forteresse. Tout le village le suit, quelques-uns de ces soldats qui coupaient du bois autour du karaüla lui font escorte. Je mesure de l’œil la distance qui nous sépare de la frontière et je continue avec calme le travail commencé : il s’emporte, il tempête, engage une très vive discussion avec l’homme à la gandourah, qui semble prendre mon