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objectif est le territoire turc, et ce fait si simple de passer le fleuve est regardé comme un acte d’une témérité sans nom. J’ai aussi fait des démarches pour trouver dans le village quelque brave garçon qui puisse servir d’interprète pour la langue serbe, et qui m’accompagnera pendant un séjour d’un mois dans les provinces; mais l’idée seule d’y pénétrer glace la population de terreur. Pour faire comprendre jusqu’à quel point ce projet est irréalisable, on m’amène un paysan qui s’est laissé entraîner à passer le fleuve en poursuivant sa vache, auquel les bachi-bozouks ont pratiqué tout autour du cou une incision à fleur de peau, très artistement dessinée comme un cordon de corail, et qui doit lui servir de salutaire avertissement.

La charrette est à la porte de l’auberge, le brouillard est encore très épais, un léger rayon de soleil tente de le dissiper; plus de cent villageois m’entourent en regardant avec commisération ce voyageur infortuné qui court de gaîté de cœur au devant des derniers supplices : les femmes et les jeunes filles secouent tristement la tête, les hommes échangent de rares paroles et ont tous la même conclusion. Enfin, au moment même où nous partons, la servante de l’auberge n’y tient plus : avec un geste énergique elle saute à la tête des chevaux et supplie d’attendre un instant : s’inclinant vers Dvor, elle court éveiller le commandant Gorgio Mirovich pour lui dire que définitivement on ne peut pas empêcher « l’Italien » d’aller chez les Turcs. C’est une scène d’un haut comique; mais, pour parler sans détour, cet inconnu au-devant duquel on va dans un brouillard épais, ces lugubres histoires, ces ridicules exagérations, la terreur enfin dont sont frappés tous les habitans, tout cela finit à la longue par éveiller on ne sait quelles craintes vagues. La servante revient bientôt triste, découragée, essayant de sourire cependant en face de mon hilarité : le commandant Mirovich a dit qu’il n’avait pas mission de s’opposer à mes projets, il a même poussé l’ironie jusqu’à me souhaiter bon voyage. Le sort en est donc jeté, je saisis les rênes, nous partons en saluant ces braves gens. A la dernière maison du village, un groupe s’avance encore au-devant des chevaux, et un jeune homme vient se placer en travers de la route en faisant le geste de se couper la gorge et criant à tue-tête : Turka ! Turka !

En vingt minutes, nous sommes à Korlat, où nous retrouvons l’inspecteur des finances ; le brouillard est si épais que, debout sur la berge, nous ne distinguons pas la ville sur la rive opposée. On appelle le passeur Achmet, aucun écho ne répond; une heure entière s’écoule, je piétine sur la rive plein d’inquiétude sur l’issue de la tentative. Les soldats de garde se joignent à nous, et toutes les cinq minutes, avec une insistance qui n’est pas faite pour rendre ce passage