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aussi discret que le comportent les circonstances, nous hélons alternativement le batelier Achmet et Tombach le Tsigane, qui a l’habitude de porter le courrier du chemin de fer. On nous répond enfin que la clé du bateau est chez le mudir, c’est-à-dire que la question en est au même point que l’avant-veille; nous redoublons d’efforts, et ceux qui me servent d’interprètes, se faisant un porte-voix de leurs mains, donnent d’une rive à l’autre des explications qui doivent faire comprendre que, puisque nous sommes attendus, le fait de notre passage ne peut plus être en question. Deux grandes heures après avoir mis pied à terre, au moment où je désespère de voir l’énergie et la persévérance triompher de l’inertie musulmane, nous voyons se dégager des vapeurs qui flottent sur le fleuve une véritable pirogue très longue, très étroite, faite d’un tronc d’arbre creusé : à l’arrière, accroupi et penché sur l’eau, Achmet, vieillard à la barbe d’argent, coiffé d’un turban blanc, fait la manœuvre avec une rame courte en forme d’écope. Je jette la valise au fond de la barque, serre la main de l’inspecteur, et nous disparaissons dans le brouillard.

Nous voici à tâtons dans Novi. Tombach le Tsigane, assis sur la rive, saisit le bagage en m’appelant effendi. Un pauvre diable tout tordu, accroupi à côté de lui, veut s’emparer du sac à main qui porte toute ma fortune, mais je l’écarte d’un geste en lui jetant quelque menue monnaie. A mesure que nous nous éloignons du fleuve, le nuage est un peu moins épais; marchant ainsi pendant dix minutes à peu près, nous traversons un faubourg de la ville, entrevoyant comme dans un rêve des cavaliers qui ne sont qu’ébauchés et des silhouettes de femmes voilées qui glissent comme des ombres. Des paroles qui n’ont pas de sens pour mon esprit frappent mes oreilles sans que je sache quelle bouche les prononce : tantôt c’est une clameur qui rompt le profond silence qui règne dans la ville, qu’on croirait endormie ; tantôt c’est une couleur qui détonne dans l’harmonie grise qui nous enveloppe. Achmet ouvre une poterne, et nous voici sur une plate-forme faite de charpentes mal reliées entre elles : c’est la tête de pont fortifié qui commande le passage du second bras de la Unna. Un officier qui porte la médaille de Crimée et la croix du Medjidié barre le passage : je déplie les passeports constellés de cachets turcs de la légation ottomane, et exhibe le laisser-passer de l’autorité autrichienne de Podové, pendant que l’officier reste hésitant devant ces firmans qu’il tourne et retourne sans avoir l’air de rien comprendre. Mais aussitôt, derrière lui, au milieu du pont sur lequel débouche la poterne, dans un nuage d’argent s’estompe la haute silhouette du stations-assistent de Novi : il vient obligeamment au-devant de nous; sans doute