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REVUE DRAMATIQUE.

des générations et des peuples ? La raison suprême a des siècles devant elle pour accomplir son œuvre de justice ; elle est patiente parce qu’elle est éternelle, et ses patiences infinies causent de terribles déplaisirs à l’homme, qui, ne vivant qu’un jour, a le droit d’être impatient. Le docteur Rémonin ne sait-il pas comme nous que la nature réserve toute sa bienveillance et toutes ses sollicitudes pour l’espèce, qu’elle s’applique à la faire durer et ne l’empêche point de progresser, mais qu’elle a de médiocres attentions pour les individus, que le plus souvent elle les laisse se tirer d’embarras comme ils peuvent ? Le docteur n’a-t-il jamais vu d’honnêtes gens très misérables, réduits à la portion congrue de bonheur que procure le témoignage d’une bonne conscience ? n’a-t-il jamais vu non plus de vibrions gros, gras, vermeils et florissans, des vibrions qui prospèrent, des vibrions à qui tout réussit, des vibrions qui se plaisent à désespérer leur entourage par la longueur de leur vie et qui, après s’être éteints paisiblement dans leur lit, jouissent de tous les honneurs d’un enterrement de première classe ? Oh ! que les affaires de ce monde iraient mieux, si le docteur avait raison et s’il était vrai que tous les animaux nuisibles et malfaisans fussent prédestinés à périr avant l’âge par le fer ou par le feu !

Admettons la thèse de l’auteur de l’Étrangère, et lions connaissance avec le vibrion de sa pièce, qui sera supprimé au cinquième acte. Certes c’est un animal nuisible et malfaisant que le duc de Septmonts ; jamais nous n’avons vu sur la scène un plus triste personnage. Ce joueur décavé, ce libertin blêmi par la débauche, est un vrai pourceau d’Épicure qui, à force d’user et d’abuser, a tout perdu, même l’honneur. Étant à bout de voie, il n’a pas trouvé d’autre moyen d’assurer sa subsistance que d’épouser Mlle Catherine Mauriceau, fille d’un boutiquier dix fois millionnaire de la rue Saint-Denis. Ce beau marché s’est fait par l’entremise d’une mystérieuse aventurière, mistress Clarkson, à qui le duc avait emprunté une forte somme, et qui l’aide à se marier dans le dessein d’être remboursée sur la dot de Mlle Mauriceau. Catherine avait eu son roman de jeunesse, elle aimait de tout son cœur le fils de sa gouvernante, son ami d’enfance, un bon jeune homme, nommé Gérard. Il était sorti brillamment de l’École polytechnique, et cet ingénieur a de l’avenir, il fera un jour parler de lui ; mais pour le moment il n’était riche que d’espérances. M. Mauriceau, ex-patron du magasin des Trois-Sultanes, méprise profondément les espérances et les ingénieurs ; il s’était promis de n’avoir qu’un gendre titré, il entend que ses petits-fils soient marquis, comtes et barons. Il a brutalement éconduit Gérard, Catherine est devenue duchesse. Voilà en vérité un vilain mariage. Si la Providence et M. Dumas ne s’en mêlaient, Catherine serait rivée pour la vie à un garnement qui non-seulement ne se croit pas tenu de lui témoigner la moindre gratitude, mais n’observe pas même à son égard les plus vulgaires bienséances.