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Qu’il arrive malheur au duc de Septmonts, aucun de nous ne s’en affligera ; mais cet événement nous mettra-t-il en joie ? C’est une question. Il aurait fallu nous amener à désirer la mort du vibrion en nous intéressant au bonheur des personnes qui la souhaitent et à qui elle apportera la délivrance. L’auteur de l’Étrangère ne s’est pas donné cette peine ; ni la duchesse, ni son père, ni Gérard, ne nous inspirent assez de sympathie pour que nous prenions une part bien vive à leurs chagrins et à leurs ressentimens. Nous sommes tentés de leur dire : — Tirez-vous de là comme vous pourrez ; c’est votre affaire, ce n’est pas la nôtre. — Le moyen de s’intéresser à M. Mauriceau ? Pour obtenir ce gendre titré après lequel sa grasse sottise soupirait, il n’a pas craint de recourir aux bons offices de mistress Clarkson, à qui il a donné 500,000 francs d’épingles. Cette belle action n’embarrasse point sa conscience, et pendant les trois premiers actes nous ne voyons pas qu’il soit fort sensible aux infortunes domestiques de sa fille ni qu’il en perde un coup de dent. Il jouit de la vie et il engage son ami Rémonin à venir le voir de temps à autre pour être le témoin de son bonheur, lui promettant « qu’il trouvera toujours chez lui une femme et jamais la même. » Tout à coup une mouche le pique, ses entrailles s’émeuvent, il s’attendrit, il se repent. Il se jette aux genoux de sa fille, lui demande pardon, et, dans un accès d’exquise sensibilité, il s’écrie : « Tu es bien malheureuse, ma pauvre enfant, et c’est ma faute ; si tu veux mourir, va, ne te gêne pas pour moi. » Nous trouvons, quant à nous, qu’il le prend bien haut avec son gendre ; il l’accable de sa colère et de son mépris, comme si ce grotesque bonhomme avait le droit de se fâcher, comme s’il lui était permis de mépriser quelqu’un. Il y a quelque chose de pire que les vibrions, ce sont les Mauriceau qui moralisent.

La vertueuse duchesse de Septmonts est-elle beaucoup plus intéressante que son père ? Elle aimait Gérard, elle a épousé un duc, et quoi qu’elle puisse alléguer à sa décharge, il n’est pas prouvé que le plaisir de devenir duchesse n’ait pas été le premier mobile de son changement. La voilà mariée, et elle n’a pas l’air de se douter que le mariage crée des devoirs à une honnête femme. Depuis qu’elle est malheureuse, son amour pour Gérard s’est rallumé ; elle rêve de ce Gérard, elle le veut, il le lui faut. Un sigisbée lui fait une déclaration ; elle lui réplique crûment : — Je ne vous aime pas, j’aime Gérard. — Le sigisbée s’empresse de courir chez le docteur Rémonin, membre de l’Institut, et lui dit : — La duchesse veut Gérard ; pouvez-vous lui procurer Gérard ? — Le docteur Rémonin, au risque de compromettre l’institut, répond : — Qu’à cela ne tienne, je lui procurerai Gérard. — Il faut convenir que les honnêtes gens jouent un rôle singulier dans cette pièce ; ils ressemblent à cet homme d’état italien dont on disait un jour : « C’est un homme d’esprit, mais il lui manque cette espèce de flair particulier qui sert à distinguer le bien du mal. »