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REVUE DRAMATIQUE.

Gérard se présente chez la duchesse ; elle court à lui, se jette dans ses bras, par-devant témoins. À peine est-elle seule avec lui, elle s’offre, elle se livre, elle lui déclare qu’elle lui appartient, qu’il a sur sa personne tous les droits, qu’il peut l’emmener où il le jugera bon et faire d’elle tout ce qui lui plaira. Heureusement Gérard, quoiqu’il ait l’air ténébreux et fatal, est un très brave garçon, et ses yeux noirs, qu’il aime à rouler, répandent sur la duchesse les effluves d’un vertueux magnétisme. Il la raisonne, il l’endoctrine, il la calme, il lui persuade de contracter avec lui une sorte d’union spirituelle et mystique où les sens n’auront point de part. Cet ingénieur croit à la durée et à l’innocence des unions spirituelles. Est-ce à l’École polytechnique qu’on lui a donné ces dangereuses leçons ? font-elles partie du programme ? Candide Gérard, défie-toi ! Pars avec ou sans ton manteau et ne reviens pas ; si ta résolution est encore chancelante, sans quitter la maison que tu habites, que ne vas-tu entendre pour ton instruction une comédie qu’on y joue ? Elle est intitulée : Petite pluie ; tu y feras la connaissance d’un secrétaire d’ambassade qui partage tes illusions. Il enlève une femme mariée et se promet de n’en point faire sa maîtresse. Elle sera « la compagne adorée de sa vie, son respect, son orgueil et sa joie. » Cependant le tonnerre gronde, les éclairs brillent, et la baronne Castelli, qui sait le monde et la vie, dit à ce bon jeune homme : « Tenez, la voilà, votre passion ; c’est cette absurde tempête avec son tonnerre qui assourdit, ses éclairs qui aveuglent, son vent qui saccage, tout ce brouhaha sonore, stupide et malfaisant qu’une petite pluie va éteindre et dont il ne restera rien, rien que de la boue et des feuilles mortes. En vérité, je vous le dis, prenez garde à la pluie, à la petite pluie. » Et la baronne ajoute : « Vous habitez un rêve, vous verrez si c’est logeable. »

Nous en prendrons-nous au comédien qui joue le rôle du duc avec autant de conviction que de souplesse, et qui n’a pu résister à la tentation de le rendre intéressant ? Le fait est que nous avons vu le moment où nous allions nous apitoyer sur sa déplorable destinée. Le duc a intercepté une lettre adressée par sa femme à Gérard, et la jalousie l’a mordu au cœur. Il vient trouver la duchesse, s’expliquer avec elle. L’entretien qu’ils ont ensemble est une de ces scènes fortes et émouvantes qui ont sauvé la pièce ; mais produit-elle vraiment le genre d’effet que cherchait l’auteur ? Le duc a pour la première fois de sa vie un bon mouvement, dont rien ne nous oblige à suspecter la sincérité. Il se présente devant sa femme avec une lettre qui la compromet et qu’il consent à lui restituer ; qu’elle lui permette seulement d’espérer qu’un jour elle lui en écrira une pareille. Là-dessus il reconnaît ses torts, il bat sa coulpe, il s’humilie, il fait amende honorable. La duchesse repousse avec horreur son repentir et ses protestations, elle se livre à d’effroyables emportemens, elle éclate en injures, en sanglantes invectives, elle vomit feu et flammes. Cette furie est allée le matin à