Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 14.djvu/261

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fond personne ne voyait son secret, elle se rongeait intérieurement. « Quoi ! se disait-elle, je ne pourrai arrêter un moment son regard ; il ne m’accordera pas que j’existe ; je ne serai, quoi que je fasse, pour lui qu’une ombre, qu’un fantôme, qu’une âme entre cent autres. Son amour, ce serait trop désirer ; mais son attention, son regard ?.. Être son égale, lui si savant, si près de Dieu, je n’y saurais prétendre ; être mère par lui, oh ! ce serait un sacrilège ; mais être à lui, être Marthe pour lui, la première de ses servantes, chargée des soins modestes dont je suis bien capable, et de la sorte avoir tout en commun avec lui, tout, c’est-à-dire le ménage, le linge, tout ce qui importe à l’humble femme qui n’a pas été initiée à de plus hautes pensées, oh ! ce serait le paradis. » Elle restait des heures immobile, assise en sa chaise, sur cette idée fixe. Elle le voyait, s’imaginait être avec lui, l’entourant de soins, gouvernant sa maison, baisant le bas de sa robe. Elle repoussait ces rêves insensés ; mais après s’y être livrée des heures elle était pâle, à demi morte. Elle n’existait plus pour ceux qui l’entouraient. Son père aurait dû le voir ; mais que pouvait le simple vieillard contre un mal dont son âme honnête ne pouvait même concevoir la pensée ?

« Cela se continua ainsi peut-être une année. Il est probable que le vicaire ne s’aperçut de rien, tant nos prêtres vivent à cet égard dans le convenu, dans une sorte de résolution de ne pas voir. Cette chasteté admirable ne faisait qu’exalter l’imagination de la pauvre enfant. L’amour chez elle devint culte, adoration pure, exaltation. Elle trouvait ainsi un repos relatif. Son imagination se portait vers des jeux inoffensifs ; elle voulait se dire qu’elle travaillait pour lui, qu’elle était occupée à faire quelque chose pour lui. Elle était arrivée à rêver éveillée, à exécuter comme une somnambule des actes dont elle n’avait qu’une demi-conscience. Nuit et jour, elle n’avait plus qu’une pensée ; elle se figurait vivant avec lui, le servant, le soignant, comptant son linge, s’occupant de ce qui était trop humble pour lui. Toutes ces chimères arrivèrent à prendre un corps et l’amenèrent à un acte étrange qui ne peut être expliqué que par l’état de folie où elle était décidément depuis quelque temps. »


Ce qui suit en effet serait incompréhensible, si l’on ne tenait compte de certains traits du caractère breton. Ce qu’il y a de plus particulier chez les peuples de race bretonne, c’est l’amour. L’amour est chez eux un sentiment tendre, profond, affectueux, bien plus qu’une passion. C’est une volupté intérieure qui use et tue. Rien ne ressemble moins au feu des peuples méridionaux. Le paradis qu’ils rêvent est frais, vert, sans ardeurs. Nulle race ne compte