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plus de morts par amour ; le suicide y est rare ; ce qui domine, c’est la lente consomption. Le cas est fréquent chez les jeunes conscrits bretons. Incapables de se distraire par des amours vulgaires et vénales, ils succombent à une sorte de langueur indéfinissable. La nostalgie n’est que l’apparence ; la vérité est que l’amour chez eux s’associe d’une manière indissoluble au village, au clocher, à l’Angélus du soir, au paysage favori. L’homme passionné du midi tue son rival, tue l’objet de sa passion. Le sentiment dont nous parlons ne tue que celui qui l’éprouve, et voilà pourquoi la race bretonne est une race facilement chaste ; par son imagination vive et fine, elle se crée un monde aérien qui lui suffit. La vraie poésie d’un tel amour, c’est la chanson de printemps du Cantique des Cantiques, poème admirable, bien plus voluptueux que passionné. Hiems transiit ; imber abiit et recessit… Vox turturis audita est in terra nostra… Surge, arnica mea, et veni.


IV.

Ma mère continua ainsi :

« Tout n’est au fond qu’une grande illusion, et ce qui le prouve, c’est que, dans beaucoup de cas, rien n’est plus facile que de duper la nature par des singeries qu’elle ne sait pas distinguer de la réalité. Je n’oublierai jamais la fille de Marzin, le menuisier de la grande rue, qui, folle aussi par suppression de sentiment maternel, prenait une bûche, l’emmaillotait de chiffons, lui mettait un semblant de bonnet d’enfant, puis passait les jours à dorloter dans ses bras ce poupon fictif, à le bercer, à le serrer contre son sein, à le couvrir de baisers. Quand on le mettait le soir dans un berceau à côté d’elle, elle restait tranquille jusqu’au lendemain. Il y a des instincts pour qui l’apparence suffit et qu’on endort par des fictions. La pauvre Kermelle arriva ainsi à réaliser ses songes, à faire ce qu’elle rêvait. Ce qu’elle rêvait, c’était la vie en commun avec celui qu’elle aimait, et la vie qu’elle partageait en esprit, ce n’était pas naturellement la vie du prêtre, c’était la vie du ménage. La pauvre fille était faite pour l’union conjugale. Sa folie était une sorte de folie ménagère, un instinct de ménage contrarié. Elle imaginait son paradis réalisé, se voyait tenant la maison de celui qu’elle aimait, et, comme déjà elle ne séparait plus bien ses rêves de ce qui était vrai, elle fut amenée à une incroyable aberration. Que veux-tu ? ces pauvres folles prouvent par leurs égaremens les saintes lois de la nature et leur inévitable fatalité.

« Ses journées se passaient à ourler du linge, à le marquer. Or, dans sa pensée, ce linge était destiné à la maison qu’elle imaginait,