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pas tout à fait un gentilhomme, ce n’est pas non plus un bourgeois; c’est un homme distingué, bien mis, fort à son aise en ses allures, dont l’œil est posé sans être trop fixe, la physionomie calme, la mine un peu distraite. Il va sortir, il est coiffé, il met des gants de couleur grisâtre. La main gauche est déjà gantée, la droite est nue; ni l’une ni l’autre ne sont terminées et ne pouvaient plus l’être, tant l’ébauche est définitive en son négligé. Ici la justesse du ton, la vérité du geste, la parfaite rigueur de la forme sont telles que tout est dit comme il fallait. Le reste était affaire de temps et de soin. Et je ne reprocherais ni au peintre, ni au modèle de s’être tenus pour satisfaits devant un si spirituel à-peu-près. Les cheveux sont roux, le feutre est noir; le visage est aussi reconnaissable à son teint qu’à son expression, aussi individuel qu’il est vivant. Le pourpoint est gris-tendre; le court manteau jeté sur l’épaule est rouge avec des passementeries d’or. L’un et l’autre ont leur couleur propre, et le choix de ces deux couleurs est aussi fin que le rapport des deux couleurs est juste. Comme expression morale, c’est charmant, — comme vérité, c’est absolument sincère, — comme art, c’est de la plus haute qualité.

Quel peintre eût été capable de faire un portrait comme celui-ci? Vous pouvez l’éprouver par les comparaisons les plus redoutables, il y résiste. Rembrandt lui-même y eût-il apporté tant d’expérience et de laisser-aller, c’est-à-dire un tel accord de qualités mûres, avant d’avoir passé par les profondes recherches et les grandes audaces qui venaient d’occuper les années les plus laborieuses de sa vie? je ne le crois pas. Rien n’est perdu des efforts d’un homme, et tout lui sert, même ses erreurs. Il y a là la bonne humeur d’un esprit qui se détend, le sans-façon d’une main qui se délasse et par-dessus tout cette manière d’interpréter la vie, qui n’appartient qu’aux penseurs rompus à de plus hauts problèmes. Sous ce rapport, et si l’on songe aux tentatives de la Ronde de nuit, la parfaite réussite du portrait de Six est, si je ne me trompe, un argument sans réplique.

Je ne sais pas si les portraits de Martin Daey et de sa femme, les deux imposans panneaux qui ornent le grand salon de l’hôtel Van-Loon, valent plus ou moins que celui du bourgmestre. Dans tous les cas, ils sont plus imprévus, et beaucoup moins connus; le nom des personnages les ayant d’abord moins recommandés. D’ailleurs ils ne se rattachent visiblement ni à la première manière de Rembrandt ni à la seconde. Rien plus encore que le portrait de Six, ils sont une exception dans l’œuvre de ses années moyennes, et le besoin qu’on a de classer les ouvrages d’un maître d’après telle ou telle page ultra-célèbre, les a fait, je crois, considérer comme des toiles sans type, et, pour ce motif, un peu négliger. L’un, celui