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recueillies et de choix, comme à des compagnons de solitude, à des témoins de son travail, aux confidens de sa pensée, aux inspirateurs de son esprit. Peut-être thésaurisait-il comme un dilettante, comme un érudit, comme un délicat en fait de jouissances intellectuelles, et telle est probablement la forme inusitée d’une avarice dont on ne comprenait pas le sens intime. Quant à ses dettes, qui l’écrasèrent, il en avait déjà à l’époque où, dans une correspondance qui nous a été conservée, il se disait riche. Il était assez fier, et il souscrivait des lettres de change avec le sans-façon d’un homme qui ne connaît pas le prix de l’argent et ne compte pas assez exactement ni celui qu’il possède ni celui qu’il doit.

Il eut une femme charmante, Saskia, qui fut comme un rayon dans ce perpétuel clair-obscur et pendant des années trop courtes, à défaut d’élégance et de charmes bien réels, y mit quelque chose comme un éclat plus vif. Ce qui manque à cet intérieur morne, comme à ce labeur morose tout en profondeur, c’est l’expansion, un peu de jeunesse amoureuse, de grâce féminine et de tendresse. Saskia lui apportait-elle tout cela? On ne le voit pas distinctement. Il en fut épris, dit-on, la peignit souvent, l’affubla, comme il avait fait pour lui-même, de déguisemens bizarres ou magnifiques, la couvrit ainsi que lui-même de je ne sais quel luxe d’occasion, la représenta en Juive, en Odalisque, en Judith, peut-être en Susanne et en Bethsabée, ne la peignit jamais comme elle était vraiment, et ne laissa pas d’elle un portrait habillé ou non qui fût fidèle, — on aime à le croire. Voilà tout ce que nous connaissons de ses joies domestiques trop vite éteintes. Saskia mourut jeune en 1642, l’année même où il produisait la Ronde de nuit. De ses enfans, car il en eut plusieurs de ses trois mariages, on ne rencontre pas une seule fois l’aimable et riante figure dans ses tableaux. Son fils Titus mourut quelques mois avant lui. Les autres disparaissent dans l’obscurité qui couvrit ses dernières années et suivit sa mort.

On sait que Rubens, dans sa grande vie si entraînante et toujours heureuse, eut à son retour d’Italie, quand il se sentit dépaysé dans son propre pays, puis après la mort d’Isabelle Brandt, quand il se vit veuf et seul dans sa maison, un moment de grande faiblesse et comme une soudaine défaillance. On en a la preuve d’après ses lettres. Chez Rembrandt, il est impossible de savoir ce que le cœur souffrit. Saskia meurt, son labeur continue sans un jour d’arrêt, on le constate par la date de ses tableaux et mieux encore par ses eaux-fortes. Sa fortune s’écroule, il est traîné devant la chambre des insolvables, tout ce qu’il aimait lui est enlevé : il emporte son chevalet, s’installe ailleurs, et ni les contemporains, ni la postérité n’ont recueilli ni un cri, ni une plainte de cette étrange