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nature qu’on aurait pu croire absolument terrassée. Sa production ne faiblit ni ne décline. La faveur l’abandonne avec la fortune, avec le bonheur, avec le bien-être : il répond aux injustices du sort, aux infidélités de l’opinion par le portrait de Six et par les Syndics, sans parler du Jeune homme du Louvre et de tant d’autres œuvres classées parmi ses plus posées, ses plus convaincues et ses plus vigoureuses. Dans ses deuils, au milieu de malheurs humilians, il conserve je ne sais quelle impassibilité, qui serait tout à fait inexplicable, si l’on ne savait ce dont est capable, comme ressort, comme indifférence ou comme promptitude d’oubli, une âme occupée de vues profondes.

Eut-il beaucoup d’amis? On ne le croit pas; à coup sûr il n’eut pas tous ceux qu’il méritait d’avoir : ni Vondel, qui lui-même était un familier de la maison Six; ni Rubens, qu’il connaissait bien, qui vint en Hollande en 1636, y visita tous les peintres célèbres, lui excepté, et mourut l’année qui précéda la Ronde de nuit, sans que le nom de Rembrandt figure ou dans ses lettres ou dans ses collections. Était-il fêté, très entouré, très en vue? Non plus. Quand il est question de lui dans les Apologies, dans les écrits, dans les petites poésies fugitives et de circonstance du temps, c’est en sous-ordre, un peu par esprit de justice, par hasard, sans grande chaleur. Les littérateurs avaient d’autres préférences, après lesquelles venait Rembrandt, lui le seul illustre. Dans les cérémonies officielles, aux grands jours des pompes de tout genre, on l’oubliait, ou pour ainsi parler on ne le voit nulle part, au premier rang, sur les estrades.

Malgré son génie, sa gloire, le prodigieux engouement qui poussa les peintres vers lui dans ses débuts, ce qu’on appelle le monde était, même à Amsterdam, un milieu social dont on lui entr’ouvrit la porte peut-être, mais dont il ne fut jamais. Ses portraits ne le recommandaient pas plus que sa personne. Quoiqu’il en eût fait de magnifiques et d’après des personnages d’élite, ce n’était point de ces œuvres plaisantes, naturelles, lucides, qui pouvaient le poser dans certaines compagnies, y être goûtées et l’y faire admettre. Je vous ai dit que le capitaine Kock, qui figure dans la Ronde de nuit, s’était dédommagé plus tard avec Van der Helst; quant à Six, un jeune homme par rapport à lui, et qui, je persiste à le croire, ne se fit peindre qu’à son corps défendant, lorsque Rembrandt allait chez ce personnage officiel, il allait plutôt chez le bourgmestre et le mécène que chez l’ami. D’habitude et de préférence, il frayait avec des gens de peu, boutiquiers, petits bourgeois. On a même trop rabaissé ces fréquentations très humbles, mais non dégradantes, comme on le disait. Encore un peu, on lui eût reproché des habitudes crapuleuses, lui qui ne hantait guère les cabarets, chose rare