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sociales, qui si longtemps avaient bouleversé son pays et qui fort heureusement étaient enfin résolues? Il peignit des mendians, des déshérités, des gueux, plus encore que des riches, des juifs plus souvent encore que des chrétiens; s’ensuit-il qu’il eût pour les classes misérables autre chose que des prédilections purement pittoresques? Tout cela est plus que conjectural, et je ne vois pas la nécessité de creuser davantage une œuvre déjà si profonde et d’ajouter une hypothèse à tant d’hypothèses. Le fait est qu’il est difficile de l’isoler du mouvement intellectuel et moral de son pays et de son temps, qu’il a respiré dans le XVIIe siècle hollandais l’air natal dont il a vécu. Venu plus tôt il serait inexplicable; né partout ailleurs, il jouerait plus étrangement encore ce rôle de comète qu’on lui attribue hors des axes de l’art moderne; venu plus tard, il n’aurait plus cet immense mérite de clore un passé et d’ouvrir une des grandes portes de l’avenir. Sous tous les rapports, il a trompé bien des gens. Comme homme, il manquait de dehors, d’où l’on a conclu qu’il était grossier. Comme homme d’études, il a dérangé plus d’un système, d’où l’on a conclu qu’il manquait d’études. Comme homme de goût, il a péché contre toutes les lois communes, d’où l’on a conclu qu’il manquait de goût. Comme artiste épris du beau, il a donné des choses de la terre quelques idées fort laides. On n’a pas remarqué qu’il regardait ailleurs. Bref, si fort qu’on le vantât, si méchamment qu’on l’ait dénigré, si injustement qu’on l’ait pris en bien comme en mal, à l’inverse de sa nature, personne ne soupçonnait exactement sa vraie grandeur.

Remarquez qu’il est le moins Hollandais des peintres hollandais, et que, s’il est de son temps, il n’y est jamais tout à fait. Ce que ses compatriotes ont observé, il ne le voit pas; ce dont ils s’écartent, c’est là qu’il revient. On a dit adieu à la fable, et il y retourne, à la Bible, il l’illustre, aux Évangiles, il s’y complaît. Il les habille à sa mode personnelle, mais il en dégage un sens unique, nouveau, universellement compréhensible. Il rêve de Saint Siméon, de Jacob et de Laban, de l’Enfant prodigue, de Tobie, des Apôtres, de la Sainte Famille, du Roi David, du Calcaire, du Samaritain, de Lazare, des Évangélistes. Il tourne autour de Jérusalem, d’Emmaüs, toujours, on le sent, tenté par la synagogue. Ces thèmes consacrés, il les voit apparaître en des milieux sans noms, sous des costumes sans bon sens. Il les conçoit, il les formule avec aussi peu de souci des traditions que peu d’égards pour la vérité locale. Et telle est cependant sa force créatrice que cet esprit si particulier, si personnel, donne aux sujets qu’il traite une expression générale, un sens intime et typique que les grands penseurs ou dessinateurs épiques n’atteignent pas toujours. Je vous ai dit quelque part en cette étude que son principe était d’extraire des