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très différent. Cependant il diffère, et voici en quoi : partout où le sentiment le soutient, l’anime et l’émeut, Memling est aussi ferme que Van-Eyck. Partout où l’intérêt de l’objet est moindre et moindre surtout le prix qu’affectueusement il y attache, relativement à Van-Eyck on peut dire qu’il faiblit. L’or n’est plus à ses yeux qu’un accessoire, et la nature vivante est plus étudiée que la nature morte. Les têtes, les mains, les cous, la pulpe nacrée d’une peau rosâtre, — c’est là qu’il s’applique et qu’il excelle, parce qu’en effet, dès qu’on les compare au point de vue du sentiment, il n’y a plus rien de commun entre Van-Eyck et lui. Un monde les sépare. A quarante ans de distance, ce qui est bien peu, il s’est produit dans la manière de voir et de sentir, de croire et d’inspirer les croyances, un phénomène étrange et qui éclate ici comme une lumière.

Van-Eyck voyait avec son œil, Memling commence à voir avec son esprit. L’un pensait bien, pensait juste; l’autre n’a pas l’air de penser autant, mais il a le cœur qui bat tout autrement. L’un copiait et imitait; l’autre copie de même, imite et transfigure. Celui-là reproduisait, sans aucun souci de l’idéal, les types humains, surtout les types virils qui lui passaient sous les yeux à tous les échelons de la société de son temps. Celui-ci rêve en regardant la nature, imagine en la traduisant, y choisit ce qu’il y a de plus aimable, de plus délicat dans les formes humaines et crée, surtout comme type féminin, un être d’élection inconnu jusque-là, disparu depuis. Ce sont des femmes, mais des femmes vues comme il les aime et selon les tendres prédilections d’un esprit tourné vers la grâce, la noblesse et la beauté. Cette image inédite de la femme, il en fait une personne réelle et aussi un emblème. Il ne l’embellit pas, mais il aperçoit en elle ce que nul n’y a vu. On dirait qu’il ne la peint ainsi que parce qu’il y découvre un charme, des attraits, une conscience aussi, dont personne encore ne s’était douté. Il la pare au physique et au moral. En peignant le beau visage d’une femme, il peint une âme charmante. Son application, son talent, les soins de sa main ne sont qu’une forme des égards et des respects attendrissans qu’il a pour elle. Nulle incertitude sur l’époque, sur la race, sur le rang auxquels appartiennent ces créatures fragiles, blondes, candides et cependant mondaines. Ce sont des princesses, et du meilleur sang. Elles en ont les fines attaches, les mains oisives et blanches, la pâleur contractée dans la vie close. Elles ont cette façon naturelle de porter leurs habits, leurs diadèmes, de tenir leur missel et de le lire qui n’est ni empruntée, ni inventée par un homme étranger au monde et à ce monde.

Mais, si la nature était ainsi, d’où vient que Van-Eyck ne l’a pas vue ainsi, lui qui connut le même monde, y fut placé probablement