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témoignait ouvertement le désir de le voir revenir aux affaires avec ses amis, avec le parti qu’il avait travaillé à constituer. A Paris, où il avait donné rendez-vous à Rattazzi, il trouvait partout l’accueil le plus empressé. Il voyait le prince-président Louis-Napoléon, qu’il séduisait par sa supériorité facile ; il voyait aussi d’anciens amis du monde parlementaire, M. Thiers qui lui disait : « Ayez patience ; si après vous avoir fait manger des couleuvres à déjeuner on vous en sert encore à dîner, ne vous dégoûtez pas. » Cavour gagnait à ce voyage de se faire beaucoup d’amis et de connaître la situation où il pourrait avoir à manœuvrer.

Au fond, de Londres ou de Paris, il avait toujours ses regards tournés vers le Piémont, où le ministère semblait assez flottant, et il écrivait à ses amis : « Nous ne devons pas combattre d’Azeglio, nous devons lui prêter un appui loyal ; mais nous ne pouvons lui sacrifier notre réputation… Dès mon retour, nous nous concerterons, nous verrons La Marmora et nous lui parlerons nettement. Il est temps que tout ceci finisse. Si d’Azeglio désire rester au pouvoir, qu’il le dise, il aura en nous des alliés sincères. S’il ne veut plus du pouvoir, qu’il cesse de rendre insoluble le problème du gouvernement par de continuelles hésitations… » Le fait est que d’Azeglio pliait sous le fardeau du pouvoir, et que, de loin comme de près, Cavour pesait sur le ministère. S’il avait été une difficulté par sa présence dans le gouvernement, il était encore plus un embarras par son absence. Le ministère n’avait pu vivre avec lui, il ne pouvait vivre sans lui. Allié du cabinet, il l’aurait éclipsé et absorbé ; chef d’opposition, il l’aurait vaincu et réduit à l’impuissance. C’était évident, — et dès la rentrée du voyageur à Turin au mois de septembre 1852, la question ne restait pas longtemps incertaine. Cavour était appelé à former un ministère dont il devait être le chef, et d’Azeglio, en s’effaçant devant son brillant rival, en se retirant sans regret, écrivait : « J’avais accepté le gouvernail quand il était démontré que je pouvais manœuvrer avec plus de profit qu’un autre pour le pays… Maintenant le navire est radoubé, les voiles peuvent flotter au vent. Je quitte mon banc de quart, à un autre ! Cet autre que vous connaissez est d’une activité diabolique et fort dispos de corps comme d’esprit, et puis cela lui fait tant de plaisir ! » — Et c’est ainsi qu’à travers une série de métamorphoses et d’évolutions se dégage cette prépondérance d’un politique libéral-conservateur arrivant à créer, quant à lui, par l’alliance des « modérés de tous les partis, » la situation parlementaire sur laquelle il va s’appuyer pour ouvrir au Piémont et à l’Italie la voie des destinées nouvelles.


CH. DE MAZADE.