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tourterelles, et s’asseyant en face de moi se mit en devoir de les plumer. Je ne voulus pas le laisser travailler seul, et lui en abandonnant une, je pris l’autre : nous nous mîmes ainsi à préparer notre rustique repas. Pendant ce temps, il s’informait auprès de moi des habitans d’Aigion, des nouvelles que je pouvais lui apprendre, et nous causâmes ainsi jusqu’à ce que notre rôti fût plumé et cuit. Alors Demitri se leva, prit dans une armoire des olives et du fromage de chèvre, et nous commençâmes à dîner.

Je connaissais de longue date mon vieil amphytrion ; je l’avais vu trois mois auparavant à Aigion, au cimetière, où il venait d’enterrer son fils, que la fièvre avait emporté. Notre dîner était terminé, et nous restions tous deux près du foyer, silencieux. Je regardais ce triste vieillard qui n’avait plus rien à aimer sur la terre : perdu dans une rêverie dont je ne devinais que trop l’objet, il semblait ne plus se souvenir de ma présence, et son regard distrait suivait, sans y prendre garde, les flammes rougeâtres de notre feu à demi consumé. Enfin, comme s’il eût compris ma pensée, il se tourna vers moi, et, d’un ton simple, sans emphase ; — Voulez-vous que je vous chante un chant klephte ? me dit-il.

Je vis que notre silence lui pesait, et je lui répondis que rien ne pouvait me plaire davantage. Il commença sans accompagnement, d’une voix inégale, vibrante et basse à la fois, ce chant, qui me troubla profondément ;

LA MORT DU KLEPHTE.

« Quarante klephtes nous étions, quarante compagnons de joie, — et nous avions fait serment sur le sabre, trois fois serment sur le mousquet, — que, si jamais tombait malade un des nôtres, tous nous lui porterions secours, — comme l’exigerait son état et son sort. — Tomba malade le meilleur, le plus riche et le plus vaillant. — L’un regarde l’autre, et celui-ci dit : — Compagnons, qu’allons-nous faire de l’étranger au milieu d’un pays étranger ? — Et le malade reprit, l’amertume sur les lèvres :

« Enfans, prenez-moi dans vos bras, et de vos mains creusez la terre qui me rongera, — cette terre qui reçoit nos baisers et nos larmes[1]. — Placez-moi dans la tombe le visage retourné, que je ne voie pas où vous allez ; — et maintenant apportez-moi du vin doux de Varavada, — que je lave ma blessure puisque je suis frappé ; — apportez-moi les tambourins que j’en tire des sons aigus, — que je dise de tristes chansons, des chansons de pleurs… — Comme cette musique est amère, comme la balle est empoisonnée ! »

  1. Variante : « Jetez une poignée de terre avec un baiser, une poignée avec une larme. »