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une liberté d’esprit qui l’affranchit de l’horizon un peu étroit de son Brandebourg, et qui apprécie de haut les différentes maximes de gouvernement. C’est un trait de ce génie qu’il sût rester ouvert aux idées générales sans cesser d’être très particulier et très minutieux dans la pratique. Son attitude est dans une harmonie parfaite avec ses principes : avant l’ouverture de la succession de Bavière, il est dans une sécurité relative et contemple les événemens en spectateur; seulement, comme l’Angleterre l’a abandonné à la fin de la guerre de sept ans et l’a contrecarré depuis dans ses vues sur la Pologne, il se réjouit des embarras de cette puissance, il pousse tout doucement la France dans le conflit en flattant la vanité du vieux Maurepas, auquel il fait croire qu’il le considère comme un grand politique. Cela ne l’empêche pas, portes closes, de railler la France, « ce convalescent qui veut faire le vigoureux, » et de porter des jugemens très sûrs touchant le mauvais état de nos finances. Mais au mois de janvier 1778, quand les prétentions de l’Autriche sur la succession de Bavière vont compromettre le nouvel équilibre qu’il a su imposer à l’Allemagne, il sort de son repos et change de ton. Il écrit à son ministre en France : « C’est ici le moment de vous évertuer de toute force. Il faut que les sourds entendent, que les aveugles voient et que les léthargiques ressuscitent, » c’est-à-dire, en bon français, il faut empêcher à tout prix le retour de l’alliance entre le roi très chrétien et la maison d’Autriche, système préconisé naguère par le duc de Choiseul, mais répudié par M. de Maurepas; il faut surveiller les démarches de la jeune reine, et mesurer son influence; il faut écrire si elle s’est trouvée seule avec le roi, et combien de fois, et les circonstances. Enfin on met sur le tapis une alliance entre la France, la Prusse et la Russie. Au moment où le monde entier a les yeux sur les États-Unis, pendant qu’une guerre de principes fait oublier les guerres dynastiques, la main vigoureuse de Frédéric arrête la main sournoise de Joseph II, qui s’étendait timidement du côté de la Bavière. Le cabinet de Versailles se félicite d’avoir secondé par ses bons offices l’heureuse issue de la politique de Frédéric et fondé la grandeur de la Prusse.

Cependant ces dernières affaires ont entraîné Frédéric bien loin des Américains ; il se donne seulement le malin plaisir de faire des pronostics qui circulent dans les cours de l’Europe et vont exaspérer les Anglais. Le roi de Prusse a dit que nous serions battus! voilà ce que répètent les ambassadeurs de la Grande-Bretagne, et c’est quelque chose d’avoir contre soi le premier capitaine de l’Europe. La clairvoyance de Frédéric, la prédiction qu’il a faite dès le premier jour de la longueur de la lutte, les encouragemens prodigués à la cour de France pour la pousser dans une guerre qui affaiblira