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tout le monde, tels sont les seuls gages donnés par ce monarque à la cause américaine. Encore la confiance de l’oracle est-elle ébranlée chaque fois que cette cause paraît compromise. On dirait presque, écrit le roi en 1780, que les Anglais reprennent l’avantage... Aussi se garde-t-il de donner contre lui des griefs qu’on ferait valoir en cas de succès; il refuse aux insurgés l’entrée du port d’Embden, dont il ne pourrait, dit-il, protéger la neutralité. Il rassure l’Angleterre sur l’établissement d’un commerce direct entre la Prusse et les colonies, et, même après la déclaration d’indépendance, il tient bon contre les commissaires américains qui sollicitent ce faible avantage; tout au plus consent-il à nouer avec eux des relations commerciales par l’intermédiaire de la France. Au demeurant, il les éconduit avec de belles paroles, et si poliment qu’ils auraient tort de se plaindre. Personne ne réussit mieux à conserver son prestige sans le compromettre, à ménager les gens sans leur prêter main-forte, et pour un peu il se ferait remercier des services qu’il n’a pas rendus, tandis qu’avec la France les Américains sont impérieux, pressans, s’impatientent du retard de la flotte ou d’un débarquement qui a manqué. Cent ans ont passé sur les événemens et refroidi les passions : un historien américain prend enfin la plume et donne plus d’éloges à Frédéric pour avoir soigné ses propres intérêts qu’à la France pour avoir adopté ceux de la république : mémorable leçon qui nous guérira peut-être des accès de générosité !

Les lettres du roi de Prusse ont un style rapide, caustique, qui fait disparate avec le ton compassé des diplomates; elles trahissent, chez cet esprit lucide et impérieux, plus d’un point de ressemblance avec Napoléon. Dans ses relations avec la Grande-Bretagne, il apporte un singulier mélange de calcul et de passion, de colère et de sagacité, de vues profondes et de petites rancunes. Le roi nourrit contre cette puissance une sourde irritation, d’autant plus vive qu’elle ne peut éclater. S’il combat, dans la maison d’Autriche, un rival dangereux, il déteste dans l’Angleterre une puissance prépondérante qui prétend tenir à sa solde les petits princes allemands. C’est presque la seule nation qui n’ait point connu à ses dépens la supériorité du grand capitaine et que la différence des institutions mette à l’abri du prestige exercé par le génie militaire. N’est-ce pas aussi le secret de la haine que Napoléon lui voua plus tard? Frédéric parle sans cesse de la morgue et de l’orgueil de la Grande-Bretagne ; en réalité, c’est son orgueil qui souffre : « Fière sur sa prépondérance imaginaire, elle traite les autres puissances en subalternes, jusqu’à les brutaliser, et, à moins de lui montrer les dents, elle ne descend point de ses hauts chevaux. » Son dépit